"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

mercredi 26 septembre 2012

Remembrances rimbaldiennes

C'est à dix-sept ans, il me semble, que j'avais, avec un sérieux qui n'était pas de mon âge, appris par cœur Le bateau ivre d'Arthur Rimbaud.  Il ne me reste en mémoire que des bribes, quelques quatrains, quelques vers isolés, que je dis encore de temps en temps pour faire mon malin, mais toujours aussi mal et de plus en plus trébuchant.

Probablement émue par le délabrement de mes facultés mnésiques, la fondation néerlandaise Tegen-Beeld a pris l'initiative de faire calligraphier, par le graphiste Jan Willem Bruins, les vingt-cinq quatrains du poème de Rimbaud sur un mur parisien. Cette solide construction, de bel appareil rébarbatif, longe la rue Férou, dans le sixième arrondissement. Elle marquait autrefois la clôture d'un petit séminaire dont les bâtiments  ont été depuis convertis en centre des finances publiques. Nos impôts - comme disent les bons Français - ont été, semble-t-il, assez peu mis à contribution dans le financement de cette opération, prise en charge par l'Ambassade des Pays-Bas à Paris et deux bonnes centaines de donateurs néerlandais. La Mairie de Paris a peut-être offert quelques plateaux de petits fours pour l'inauguration du 14 juin 2012, mais je ne saurais l'assurer.

Jan Willem Bruins au travail.

Pour améliorer ma diction désastreuse, j'ai écouté attentivement quelques enregistrements que j'ai pu trouver - ceux de Gérard Philippe, de Fanny Ardant, de Philippe Léotard, de Léo Ferré... Las ! aucune de ces interprétations ne me convient vraiment, car aucune ne me fait entendre ce que, lisant, j'entends - ou ce que, disant, je ne puis faire entendre...

Dire la poésie est un art difficile qui exige que l'on sache maintenir un fragile équilibre entre la récitation atone et la déclamation théâtrale - la première option étant néanmoins préférable à la caricature de la seconde, représentée par un excessif cabotinage à la Luchini. Quant à l’accompagnement musical, lorsqu'on se croit obligé d'en tapisser le fond sonore, il ne s'impose pas à mon goût car, très doux de nature et plutôt glabre, je déteste que l'on me hérisse le poil.

Au lieu de perturber le flot d'un poème en parsemant son parcours d'éclats harmoniques plus ou moins congrus, on peut aussi le mettre en musique... Deux grands musiciens, au moins, ont composé des cycles de mélodies sur des poèmes de Rimbaud : Benjamin Britten, avec Les Illuminations, pour soprano (ou ténor) et cordes, en 1939, et Gilbert Amy, avec Une Saison en enfer, pour soprano, piano, percussion et bande électroacoustique, en 1980. Mais, à ma connaissance, aucun compositeur n'a mis en musique Le Bateau ivre.

Pochette du Rimbaud de John Zorn.

Le Bateau Ivre de John Zorn, premier morceau de l'album sobrement intitulé Rimbaud, sorti au mois d'août chez Tzadik, est une pièce d'une dizaine de minutes destinée à un orchestre de chambre. Zorn a repris la distribution instrumentale, devenue presque classique, du Pierrot lunaire d'Arnold Schönberg, flûte, clarinette, piano et cordes, y supprimant la voix et y adjoignant un vibraphone (*). Cet ensemble sonne parfois à la manière de la musique qu'au temps où je découvrais Rimbaud, les fines oreilles trouvaient « un peu d'avant-garde, non ? ». Cela peut ajouter une discrète touche de remembrance mélancolique au plaisir que l'on prend à l'écoute de cette composition où Zorn joue avec beaucoup de fluidité - et c'est bien le moins pour illustrer « les clapotements furieux des marées » - sur les rythmes et les timbres comme un enlumineur jouerait des traits et des couleurs pour orner sur la page ce que le texte du poème abandonne aux marges, et à la rêverie.

Enluminures également, les deux pièces inspirées par Une saison en enfer et les Illuminations, mais avec des moyens musicaux tout à fait différents.

Pour A Season in Hell, John Zorn a fait appel à Ikue Mori, une complice musicale de longue date, que l'on sait capable de déchaîner tous les démons de l'enfer avec un simple ordinateur portable... Tous deux le font, et c'est bien comme ça.

Le libre commentaire des Illuminations semble, de prime abord, beaucoup plus sage. Il est confié à un solide trio de jazz classique - piano, basse, batterie (**) -, qui s'amuse beaucoup à « embrasse[r] l'aube d'été » et qui sait découvrir « les pierres précieuses qui se cachaient »...

Album zutique, feuillet 38.
Rimbaud dans son bateau ivre.
Dessin non signé attribué à Gill.
(Emprunté au site Arthur Rimbaud, le poète.)

La dernière pièce rimbaldienne proposée par John Zorn emprunte son titre, Conneries, à une section de l'Album zutique où sont regroupés trois sonnets signés Rimbaud, Jeune goinfre, Paris et Cocher ivre. Mais le choix de textes fait par Zorn s'étend à l'ensemble des poèmes de l'Album, avec un retour fréquent aux Remembrances du vieillard idiot, pastiche du bon François Coppée. C'est Mathieu Amalric qui prête sa voix dans ce morceau, disant, criant, hurlant les textes, soutenu par John Zorn au piano, à l'orgue, à la guitare, à la batterie, au saxophone alto et aux divers bruitages et bidouillages acoustiques. Collage éclaté, tonitruant, cette composition devrait heurter les fines oreilles bien éduquées qui la trouveront inaudible...

Tant pis pour elles.


(*) Tara Helen O'Connor, flute ; Rane Moore, clarinette ; Alex Lipowski, vibraphone ; Steve Beck, piano ; Erik Carlson, violon ; Elizabeth Weisser, alto ; Chris Gross, violoncelle ; Brad Lubman, direction.

(**) Stephen Gosling, piano ; Trevor Dunn, basse et Kenny Wollesen, batterie.


PS : Dire la poésie est un art difficile, oui, mais qui réserve, à l'occasion, des surprises, comme cette version de Matinée d'ivresse, dite en deux langues, avec un décalage dans les voix qui en fait un tout autre objet poétique...

Lizzy Mercier Descloux et Patti Smith.

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