"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

samedi 1 décembre 2012

Principes d'incertitude

Dessinateur et écrivain, Frédéric Pajak compose et met en page d'étranges livres-paysages qui semblent être conçus pour les flâneurs. Il faut être capable de les parcourir dans tous les sens pour pouvoir les lire, afin de s'y perdre et de s'y retrouver - ou encore, ainsi que le dit l'intuition de la langue commune, pour s'y reconnaître...

Les éditions Noir sur Blanc viennent de publier le premier volume de Manifeste incertain - qui devrait en comporter d'autres, « au gré de l'incertitude » - , un « récit écrit et dessiné », « avec Walter Benjamin, rêveur abîmé dans le paysage ». Le bandeau qui accompagne ce beau livre et tient lieu de quatrième de couverture, donne une assez vague esquisse de parcours, non balisée, comme aiment en donner les promeneurs au retour de leurs pérégrinations :

Des souvenirs éparpillés, la rumeur de la mer furieuse, Samuel Beckett, Bram Van Velde, le retour des Esprits, deux jeunes fascistes à la fin des années 1980, et puis Walter Benjamin, « rêveur abîmé dans le paysage », qui s'interroge sur l'avenir du roman, sur l'Histoire, sur l'avènement du nazisme et de la culture de masse. Après un premier séjour en 1932 sur l'île d'Ibiza, fuyant Berlin, il y retourne en 1933. C'est l'heure du basculement, de l'exil définitif, de la pauvreté et de la solitude.

Roman antiromanesque, méditation sur le roman, roman fragmenté, écrit et dessiné, ce premier tome du Manifeste incertain est conçu comme un voyage dans la beauté, la fureur, la bêtise, les illusions et le désenchantement.

Dans un avant-propos, Frédéric Pajak dit avoir très tôt songé - à « dix ans peut-être » - à un livre « mélange de mots et d'images », rassemblant « des bouts d'aventure, des souvenirs ramassés, des sensations, des fantômes, des héros oubliés, des arbres, la mer furieuse ». Il raconte que, plus tard, alors qu'il gagnait sa vie en travaillant comme couchettiste dans les trains internationaux, une longue conversation nocturne avec un voyageur insomniaque avait fait resurgir le livre. Il en avait, dans un café proche de la gare, à Rome, trouvé le titre : Manifeste incertain.

A l'époque, les idéologies sont partout, gauchistes, fascistes, et les certitudes se bousculent dans les têtes.

Ajoute-t-il.

Étrange impression de familiarité, qui n'est pas une impression : je sais que je suis déjà venu là.

(Et je me demande ce que j'ai fait de ce carnet où, en quittant les grandes avenues idéologiques que j'avais arpentées à n'en plus pouvoir avancer, je notais, en les numérotant ironiquement à la manière des textes « théoriques » de cette époque, mes différents principes d'incertitude... Mais autant me demander ce que j'ai fait de ces principes, ou encore, ce que j'ai fait, moi que voilà, de ma jeunesse.)

Illustration de couverture du Manifeste incertain 1.
Au bord du gouffre, dessin de Frédéric Pajak 
initialement paru dans Quatre semaines avant l'élection,
hebdomadaire éphémère du printemps 2012. 

Un randonneur cartographe expérimenté pourrait sans doute faire, dans le Manifeste incertain, les relevés nécessaires pour rédiger un topoguide à l'usage des marcheurs pressés... Il pourrait leur indiquer comment s'organisent lignes de niveau et lignes de plus grande pente entre citations du texte et reprises d'images connues dans les illustrations. Il pourrait leur dire quelles tensions sous-tendent la rencontre du dessin et de l'écriture, et quelles lignes de force charpentent la mise en page...

Mais je ne suis qu'un promeneur en général catastrophique, qui ne sors carte et boussole – ne parlons pas de gps – qu'en cas d'égarement le plus complet, toujours avec l'impression confuse d'être enfin arrivé, mais sans savoir où, et sans en avoir la moindre certitude.

Ici, livre ouvert sur les pages 56 et 57, je me tiens au bord du gouffre.

Celui-là même qui a englouti Walter Benjamin, flâneur obstiné d'un autre siècle.


Dans son « Paris du Second Empire chez Baudelaire », Benjamin évoque Bagatelles pour un massacre, le plus violent des pamphlets antisémites de Céline. Il ne s'indigne pas. Ne se fâche pas. Il cite simplement, en passant, une allusion dans le journal intime de Baudelaire : « Belle conspiration à organiser pour l'extermination de la race juive. »
    Benjamin est pourtant conscient que l'antisémitisme se répand parmi les intellectuels français, y compris de gauche.

A Scholem, il raconte que les admirateurs de Céline sont mal à l'aise à la lecture de Bagatelles pour un massacre. Ils baissent les yeux et se contentent de soupirer : « Ce n'est qu'une blague. » Une blague de Céline qui voudrait, pour gagner un peu d'or, obliger les Juifs à acheter des matricules : « Toujours cette question d'identifier les Juifs, maçons et enjuivés... Je me demande si un numéro d'ordre dans chaque profession ne ferait pas mieux l'affaire ?... Un matricule par exemple, ainsi tout simplement... Monsieur le Cinéaste 350. Inutile d'ajouter juif, tout le monde comprendra... »
    Il y aurait une Histoire de la blague à raconter.


4 commentaires:

  1. Bravo, bien lu.
    J'ai découvert ce Pajak il y a quelques jours, cadeau inspiré d'une amie fine lectrice. Ça ne ressemble à rien de connu, et c'est superbe.
    Toujours un plaisir de vous lire, l'impression qu'on a toujours fréquenté les mêmes parages.
    Continuez!
    Guermantes

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    1. Nous avons bien de la chance, tous deux, d'avoir des amies qui pensent à faire de tels cadeaux...

      (Mais cela nous étonne à peine.)

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  2. C'était comme sur le pont d'un navire de pirates gonflés, quand le vent fait se battre et claquer l'une contre l'autre les pages tournées d'un livre commun, immatériel, d'une précision complètement fragmentée qui ne cédera rien au tout-fait, sans excuses, sans phrases, sans mots. «Tiens ! Je pense à ça. — Attrape ! Je te contre-pense. — Ah çà ! Je suis là-pour. — Et moi, là-contre. — Tu crois ? — Je me contre-crois. — Contre-fiche. — As de pique. — Non, l'autre. — Y en a pas, cherche, réponds, tais-toi.»

    Mettre ce jean-foutre de Pajak incandescent sur un canapé, et moi pas prévenue de l'autre côté de cette pièce aérienne ouverte vers le lac, c'était une idée impromptue de mon daimon, à qui je souhaite de n'en faire jamais d'autres.

    Pajak s'en alla, le daimon changea le fendant pour le saké tiédi (ding ! répété du micro-ondes dans la nuit des coucous suisses), et nos deux réputations de séminaristes-en-chef ne s'en portèrent que pire, ailleurs comme à l'université de Lausanne, en ce lendemain matin déglingué du printemps 1996.

    Cette heure avec Pajak il y a seize ans reste si dense et claquante qu'elle ne me laisse pas, pas encore, de place pour le lire. Ta façon de me le faire découvrir me convient.

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    1. 1996, Pajak devait commencer "L'immense solitude"...

      Il a été repris chez Noir sur blanc.

      Autant en profiter...

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