"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

jeudi 3 janvier 2013

Tiens, ceci est pour toi !

Durant la période un peu creuse où il est de tradition de déguster des marrons glacés, on a pu trouver, à côté des habituels palmarès qui regroupent par vingtaines ceux-ci et celles-là qui auraient tant marqué l’actualité passée, un nouveau marronnier en âge de fructifier. Qu'il ait été classé dans les rubrique Société, Économie, Consommation, Internet, ou Environnement & Société, le sujet a fait presque partout son apparition.

Il est vrai qu'il avait été judicieusement propulsé, le 20 décembre, par la publication, sur le blogue de PriceMinister, qui en était le commanditaire, des résultats d'« une étude quantitative réalisée en ligne par l’Institut OpinionWay » :

La revente des cadeaux de Noël divise toujours les Français

Y apprenait-on.

52% des Français déclarent être prêts à revendre un cadeau de Noël cette année contre 48% qui se refusent à l’envisager. Les principales raisons de la revente sont d’abord pragmatiques face à un cadeau reçu en double ou qui ne plaît pas, mais aussi écologiques et économiques.

Poursuivait le chapeau introductif.

Et la notule bloguistique mettait en évidence quelques résultats essentiels de l'étude menée par le très sérieux Institut sur cette intéressante idée de revente des cadeaux indésirables, qui a été lancée « avec humour », nous dit-on, il y a dix ans, par les dirigeants de PriceMinister. Celles et ceux qui lisent les pourcentages dans le texte pourront s'y reporter afin de peaufiner leur approche de cette nouvelle pratique mercantile. En devenant majoritaire, elle est d'ores et déjà passée dans les mœurs contemporaines et il faudra sans doute la considérer un jour comme une forme résolument moderne du vivre-ensemble.

L'humour de la maison est bien de saison...
(Image : PriceMinister Rakuten.)

Le résultat global de cette étude m'étonne un peu : j'estimais qu'il y avait nettement plus de 52 % de gougnafiers pragmatiques au sein de la population française...

Mais les détails m'ont rassuré : je n'ai reconnu, dans l'échantillon représentatif des revendeurs, aucune des personnes que j'aime.

Quant à celles et ceux à qui il arrive de me faire des cadeaux, je tiens à les rassurer également : je garde tous ceux que je reçois.

On m'offre souvent des livres, et je les retrouve parfois, vieillis, encrassés, jaunis, voire dépenaillés, mais toujours précieux.

En voici un, qui a bien résisté au passage du temps, à la fumée de mes cigarettes et à l'érosion des souvenirs. Il s'agit d'un petit livre intitulé L'oiseau philosophie et surtitré Duhême dessine Deleuze, paru en 1997 aux éditions du Seuil. Les dessins de Jacqueline Duhême y accompagnent de courts textes de Gilles Deleuze, choisis par Martine Laffon. Il m'a été offert par mon fils, alors âgé d'une dizaine d'années, et c'est peu de dire que j'en ai été, et en suis encore, plus que touché. Il l'avait choisi, m'a-t-on raconté, avec une étonnante détermination, désignant le livre sur le présentoir et indiquant d'un ton sans réplique : « Tiens, ça, c'est pour papa ! ».

Beaux présents sur fonds ancien,
dans la lumière hivernale.

Il ne me déplaît pas de retrouver dans le mot de ce très cher et très estimé gamin, qui a toujours su éviter la facilité du classique « mot d'enfant », une expression qui m'est coutumière...

Moi aussi, j'offre souvent des livres, et la plupart du temps hors saison. Il n'est pas rare qu'à la sortie d'une librairie, la personne qui m'accompagne me voie plonger dans mon sac, en ressortir un bouquin, empaqueté ou non, et lui tendre en disant : « Tiens, c'est pour toi ! »

En général, c'est une formule analogue - « Tiens, ceci est pour elle ! », « Tiens, cela est pour lui ! » - qui, dans sa banalité constatative et impérative, a accompagné mentalement, peu de temps auparavant, le choix que j'ai fait. Il faudrait sans doute plutôt dire que ce choix s'est imposé à moi en un moment que le langage courant édulcore en le nommant « coup de cœur » - à juste titre car il n'y a effectivement que dans ce domaine qu'on peut me reconnaître comme un « bon coup ». La formule articulée in petto marque ma pleine et entière acceptation de ce qui fait évidence : l'attribution non discutable - non négociable, dit-on parfois - d'un objet que j'ai distingué à une personne que j’aime...  Mais il semble qu'elle fait bien davantage. Peut-être à cause de la proximité qu'elle entretient avec les fameuses paroles de consécration du christianisme, on peut lui trouver un caractère performatif indubitable, prononçant et réalisant la séparation de l'objet choisi du domaine de la marchandise où je l'ai trouvé et d'où je le fais sortir pour le faire entrer dans une sphère qui semble bien être celle du sacré.

Si l'on s'arrêtait là, on pourrait en déduire que mon esprit, bien archaïque au demeurant, ne peut voir que de vils profanateurs en ces intéressants revendeurs de cadeaux de Noël...

En suivant le fil des apparences, et en grossissant, comme je l'ai fait, certains de ses brins, le geste d'offrir un cadeau semble être un rituel de sacralisation de l'objet choisi, ainsi détourné de son usage commun. Mais il convient de s'interroger sur cette notion d'usage commun que lui feraient retrouver les pragmatiques modernes, après un égarement passager dans le domaine du sacré dû aux errements sentimentalo-amoureux de certain(e)s inadapté(e)s au monde contemporain. Elle semble étroitement liée à ce statut intouchable de marchandise, que l'objet peut récupérer grâce aux services diligents d'officines telles que PriceMinister. Si l'on n'oublie pas que l'on peut aussi penser, comme le faisait Walter Benjamin, « Le capitalisme comme religion » - c'est le titre d'un fragment posthume (*) -, on peut se demander si la profanation salutaire n'est pas plutôt le fait de celui ou celle qui offre le cadeau...

« Tiens, c'est pour toi ! », dans toute la nudité gratuite de mon amitié et/ou de mon amour...



(*) Signalé par Giorgio Agamben, Profanations, traduit de l'italien par Martin Rueff, Rivages poche, 2006.


PS : Et pendant ce temps-là, nous avons changé de millésime. Je souhaite que cela nous fasse à tous une belle jambe.

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