"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

jeudi 22 novembre 2012

Concession perpétuelle

Grand classique de l'antienne guerrière, La Prière du para se chante, avec une virile gravité, sur l’air de la Marche de la garde consulaire à Marengo. La tradition en attribue les paroles à l'aspirant André Zirnheld, professeur de philosophie et parachutiste français libre, membre du Special Air Service, tué au combat, en Libye, le 27 juillet 1942. Après sa mort, on avait trouvé dans ses affaires personnelles un carnet, où il notait réflexions et citations. Un  seul poème y figure, aux pages 17 et 18, intitulé simplement Prière. Il est daté d'avril 1938 ; son auteur était alors enseignant de philosophie en Tunisie, et son inspiration était, semble-t-il, plus mystique que militaire :

          Prière

Je m'adresse à vous, mon Dieu,
Car vous seul donnez
Ce que l'on ne peut obtenir que de soi.

Donnez-moi mon Dieu ce qui vous reste
Donnez-moi ce que l'on ne vous demande jamais

(...)

L'adaptation actuellement connue comme chant de l'E.M.I.A. - École militaire interarmes - est due à l’élève-officier Bernachot, de la promotion 1961-1962, qui a notablement modifié le texte, prenant au pied de la lettre ce qui, dans le poème de 1938, relevait plus probablement de la métaphore :

Mon Dieu, mon Dieu, donne moi la tourmente
Donne moi la souffrance
Donne moi l'ardeur au combat

Mon Dieu, mon Dieu, donne moi la tourmente
Donne moi la souffrance
Et puis la gloire au combat

(...)

Cette « gloire au combat », le jeune philosophe ne la demandait pas...
 
Le début de la Prière sur le carnet d'André Zirnheld.

Mardi matin, quelques mesures de La Prière du para ont été utilisées comme ponctuation musicale afin de dramatiser quelque peu le Zoom de la rédaction, présenté par Simon Tivolle, durant l'émission matinale de France Inter. On prétendait y rendre compte de la polémique soulevée par la décision prise de transférer en grande pompe républicaine les cendres du général Marcel Bigeard au Mémorial des guerres en Indochine, à Fréjus.

Et ainsi fut fait, en équilibrant au pèse-lettre les diverses interventions...

On put entendre madame Anne-Marie Quenette, qui préside la Fondation Général-Bigeard, « amie de la famille » mais aussi son conseil juridique, se désoler avec une éloquence assez convenue :

C'est une saga incroyable, une saga humiliante, une saga lamentable... Que le général ait attendu deux ans et demi pour qu'on lui trouve une demeure éternelle, c'est quand même difficile à concevoir et à admettre.

Bien sûr, quelques extraits d'archives permirent de réentendre la jactance du général, suggérant qu'à Ðiện Biên Phủ, si on l'avait laissé faire, « on aurait pu les casser »...

Le contrepoint fut assuré par une intervention d'Henri Pouillot, l'un des premiers signataires de la pétition Non à tout hommage officiel au général Bigeard.

(Henri Pouillot, ancien appelé, a été affecté, de juin 1961 à mars 1962, à la Villa Sésini, lieu d'internement et de torture des membres présumés du Front de libération national, à Alger. Il a publié son témoignage dans deux livres : La Villa Susini, Tortures en Algérie, un appelé parle, Tirésias, 2001, et Mon combat contre la torture, éditions Bouchène, collection Escales, 2004.)

Il parla de la technique dite des « crevettes Bigeard », résumant ce que l'on pouvait lire sur son blog, dans un billet du 18 novembre :

La technique des "Crevettes Bigeard" ? Elles resteront la sinistre image de cette époque qui perpétuera ce nom. Pour beaucoup, ce terme employé alors ne signifie rien, surtout qu'il ne figure dans aucun livre d'histoire de notre enseignement. Pourtant c'est en employant cette expression que Paul Teitgein interrogeait Massu, en 1957, sur les milliers de disparus pour lesquels il n'avait aucun rapport concernant leur "évaporation". Pour éliminer physiquement, en faisant disparaître les corps, Bigeard avait inventé cette technique : sceller les pieds du condamné (sans jugement, sinon le sien), vivant, dans un bloc de béton et le larguer de 200 ou 300 mètres d'altitude d'un avion ou d'un hélicoptère en pleine mer. Il avait perfectionné cette technique : au début les algériens étaient simplement largués dans les massifs montagneux, mais leurs corps étaient retrouvés. La seconde étape fut le largage en mer, mais quelques un sont parvenus à revenir à la nage sur la côte et échapper miraculeusement à la mort. C'est pourquoi il "fignola" le raffinement de sa cruauté en inventant le bloc de ciment.

Tableau de Jacques Pajak, de la série Les Torturés.
(Illustration d'un entretien avec Frédéric Pajak (*),
Revue Transfuge, n°62, Novembre 2012.)

On n'entendit pas le point de vue de monsieur Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense. Ayant pris la décision d'accorder au général Bigeard une concession perpétuelle en forme de stèle au Mémorial des guerres en Indochine, il ne pouvait, il est vrai, intervenir qu'à l'écart de toute polémique. Il tentait de le faire, ce matin-là, dans le numéro du jour de Var Matin, où, « dans un souci d'apaisement », il répondait à quelques questions...

Si j'ai décidé de suivre les souhaits de la famille, c'est aussi parce que l'accent est mis sur une période incontestée du parcours du général Bigeard.

Dit-il.

Qu'on le veuille ou non, le général Bigeard est une figure emblématique de notre histoire militaire. Il était aimé et respecté de ses hommes. Il s'est particulièrement illustré comme résistant et comme soldat en Indochine.

Ajoute-t-il.

Mais en faisant ce geste, je ne cherche nullement à masquer ce qui s'est passé en Algérie.

Glisse-t-il.

Je constate que l'armée elle-même ne se voile pas la face sur ce sujet difficile. Une exposition récente au musée de l'Armée sur la guerre d'Algérie dans toutes ses dimensions, y compris les plus sombres, a d'ailleurs été unanimement saluée cette année.

Conclue-t-il.

Dans le discours prononcé à Fréjus - que Jean-Dominique Merchet s'est empressé de mettre en ligne -, il ne sera pas question de ce « sujet difficile » : à peine y relève-t-on une allusion aux « djebels algériens », car « on ne peut citer tous les combats de Marcel Bigeard ». Reprenant, en grande partie, le texte déjà publié pour annoncer sa présence à cette cérémonie, le ministre de la Défense fait l'éloge du héros de Ðiện Biên Phủ et de la guerre d'Indochine,

ce conflit colonial (qui) fut un jour notre guerre.

(Oubliant d'ajouter qu'il fut aussi la matrice du conflit colonial suivant, la guerre d'Algérie, et cela « dans toutes ses dimensions, y compris les plus sombres »...)

Cette concession à la nostalgie de nos belles colonies, et des belles guerres qui vont avec, fut suivie par un discours de monsieur Valéry Giscard d'Estaing, ancien président de la République, membre de l'Académie française et président d'honneur de la Fondation Général-Bigeard. A ma connaissance, son texte n'a pas été mis en ligne, et l'on ne dispose que d'un résumé publié par Le Républicain Lorrain pour apprécier toute la grandiloquence académique de cette « voix d’un peuple qui rend à Bigeard les honneurs qui lui sont dus ». C'est regrettable, et il faudra se contenter de cet aphorisme poétique, assez généralement repris dans la presse :

Les vieux soldats ne meurent jamais, ils s’effacent à l’horizon.

Au coucher du soleil, c'est bien, 
et s'ils nous dégageaient l'horizon,
ce serait encore mieux...


(*) Dans le numéro 62 de Transfuge, Frédéric Pajak commente ainsi ce tableau de son père :

Cette toile appartient à une série peinte par mon père, qui s'appelle Les Torturés, l'une des rares représentations de la guerre d'Algérie dans la peinture. Il devait partir en Algérie, et il était résolu à déserter, mais la naissance de ma petite sœur lui a permis d'échapper à cette guerre. Cette peinture est d'actualité, il l'a déclinée sur plusieurs tableaux, avec les couleurs du drapeau français. Il y a là une touche expressionniste que je trouve très belle. Mon père venait de l'abstraction lyrique : ses premières peintures sont assez proches de Wols, et il y a aussi des choses à la Pollock, même s'il garde toute sa singularité. A la fin de sa vie, il n'avait que 35 ans, sa peinture est devenue figurative. Je l'ai peu connu, mais ma sœur et moi avons peint avec lui dans son atelier. Il avait acheté au Prisunic des ardoises d'écoliers et nous faisions des dessins sur lesquels il revenait à la peinture, de vraies œuvres à six mains ! Cela m'a beaucoup marqué.

2 commentaires:

  1. La mort, la mort
    Toujours recommencée ...

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    1. Mieux vaudrait que les héros meurent une bonne fois pour toutes...

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