"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

mercredi 6 juin 2012

Le temps de la lecture

Il y a maintenant quelques années, au sortir de la lecture d'une note du blogue de Pierre Assouline, académicien Goncourt, j'avais, à toutes fins utiles, reporté sur mon bêtisier ce commentaire pénétrant :

Pas lu Magris.
Ne pense pas avoir le temps.

Cette remarquable contribution critique était signée d'un certain Génie Sans Bouillir...

La notule du célèbre Passou ne manquait pas de reprendre l'idée reçue habituelle sur Claudio Magris qui serait, pour le public, l'écrivain d'un seul livre, Danube (1)... Mais, si mes souvenirs sont bons, elle portait sur Vous comprendrez donc (2) - que notre pauvre Génie Sans Bouillir n'aura probablement pas le temps de lire non plus.

Je ne puis que le plaindre très sincèrement.

Cependant, toute ma compassion ne m'empêchera pas de me réjouir d'avoir pris le temps de lire Danube, évidemment, mais aussi le limpide Microcosmes (3), sans oublier  À l'aveugle (4), vertigineux roman que je pense bien avoir le temps de relire un de ces jours.

Peut-être après avoir achevé la lecture - très lente car je serai triste quand j'aurai terminé - que je fais actuellement d'Alphabets (5).




Alphabets regroupe un choix de chroniques littéraires données par Claudio Magris au Corriere della Serra durant ces vingt dernières années, et quelques articles, souvent plus étendus, parus en revue. Ces textes sont généralement assez courts, de cinq à dix pages, et chacun est un petit essai critique original, érudit, sensible, malicieux, intelligent...

L'on comprendra aisément que la lecture vespérale de ces pages ait pu avantageusement remplacer pour moi, et en y faisant écran, celle des journaux, nettement plus déprimante en cette interminable période électorale...

Par ailleurs, on admettra qu'aucun quotidien en langue française n'est en mesure de proposer épisodiquement à ses abonnés le moindre équivalent aux chroniques de Claudio Magris dans le Corriere della Serra.

(Non, restons sérieux et ne venez pas me parler de celles que monsieur Philippe Sollers arrive à placer ici ou là...)

Écrivain nobélisable depuis une éternité, et de surcroît éminent universitaire, Claudio Magris se présente surtout dans ces pages comme un lecteur attentif et passionné - un semblable, un frère, si l'on veut. Dans le texte d'ouverture, Livres de lecture, il évoque des épisodes marquants de sa vie de jeune lecteur, à commencer par le premier livre « destiné à rester en quelque sorte et pour toujours le Livre, la rencontre avec la parole qui contient et en même temps invente la réalité ». Il s'en souvient parfaitement, il venait d'avoir six ans, et il s'agissait des Mystères de la jungle noire, d'Emilio Salgari. Il se décrit, « quelques années plus tard, passant des heures entières dans l'arrière-boutique d'une librairie de Trieste dont le propriétaire gardait toujours une toque sur la tête ». On y fouille avec lui - car on l'a fait, comme lui, dans d'autres lieux, parmi d'autres livres - pour découvrir, dans les volumes défraîchis de la Biblioteca dei popoli, « le Mahabharata et le Ramayana sanskrits, le Kalevala finnois, puis l'Edda, la Chanson des Nibelungen, les sagas norroises, tous ces grands poèmes épiques qui racontent la création du monde, la lutte entre le bien et le mal et expriment les valeurs d'une civilisation ». S'esquisse peu à peu le portrait de l'écrivain en lecteur, au travers de ces livres « dont la liste constitue [s]a carte d'identité ».

Qu'Alphabets puisse apparaître comme un autoportrait, Claudio Magris y fait allusion dans ce premier texte en se référant, comme il se doit, à Borges :

Un personnage de Borges qui peint des paysages s'aperçoit à la fin que c'est son propre visage qu'il a peint, et c'est ce qui arrive aussi à celui qui parle de livres. Mais le tout, c'est bien connu, n'est pas la somme des parties et le portrait complet, dans ce cas également, est inférieur, et de beaucoup, aux divers éléments dont il se compose.

Et c'est une citation du même qui conclut :

Un jour, en Chine, une étudiante de l'université de Xi'an m'a demandé ce qu'on perd en écrivant. Question difficile, kafkaïenne. Et en lisant ? Borges a dit un jour que d'autres pouvaient, s'ils le voulaient, tirer gloire des livres qu'ils avaient écrits, mais que sa gloire à lui, c'étaient les livres qu'il avait lus.

On dira donc qu'Alphabets contient une grande part de la gloire de Claudio Magris. L'éditeur a prévu un précieux index nominum, et les traducteurs une liste des traductions françaises existantes des œuvres citées. 

On ne perd rien à le lire.

Pas même son temps.



(1) Danubio, 1986, traduit en français en 1990 par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, depuis longtemps disponible en folio/Gallimard.

(2) Lei dunque capirà, 2006, traduit par Jean et Marie-Noëlle Pastureau pour les éditions Gallimard, collection « L'Arpenteur », 2008.

(3) Microcosmi, 1997, aussitôt traduit par les Pastureau, et lui aussi disponible en folio.

(4) Alla Cieca, 2005, traduit sans tarder par les mêmes et également repris en poche.

(5) Alfabeti, 2008, traduit par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Gallimard, collection « L'Arpenteur », 2012.

4 commentaires:

  1. Le Corriere della Serra, et puis aussi Il Manifesto. Avoir envie chaque jour de lire les chroniques de deux quotidiens... ils ont encore bien de la chance, les italianophones !

    Et puis : des traducteurs fidèles à un auteur, c'est délicat, pas très fréquent — ici "les" Pastureau, ailleurs les superbes Charles et/ou Natalia Zaremba (pour Imre Kertész et Andrzej Stasiuk).

    Mais : je viens de dénicher à la bibliothèque de Trifouillouy-sur-Ouze une anthologie de la poésie arabe contemporaine en deux énormes volumes. Le nom de Claudio Magris flottera donc encore quelque temps dans ma tête comme il a toujours fait : une oriflamme inlue...

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  2. A chacun ses contre-feux face au vide des campagnes...

    (L'oriflamme est en couverture de la première édition de A l'aveugle.)

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  3. «Vide des campagnes» ? Euh... Une fois quittée la morne plaine et ses (in)cultures forcées par épandage XXL de Ricard® et d'herbicides, ce ne sont que gambaderies inspirées. Tiens, ça, par exemple, avec tout ce qu'il faut autour (miroitement des cieux, roches, eaux, feuillages, ombres, ronces et vin d'épine).

    C'est une circonstance atténuante, mais je ne ferai rien pour masquer ma confusion : tournant depuis si longtemps vers Trieste, la Mittel-Europa, et ce qu'il advient en nos temps à l'Europe orientale, des hasards tordus font que le nom de Magris, pourtant connu, ne m'a inspiré aucune urgence jusqu'à présent. Ça va changer d'ici ce soir et, sous des ciels fuligineux comme en Macédoine, les merles feront sans nous leur miel des poètes arabes.

    (Un Escalier qui remet sous les pas des ignares de ma trempe les marches qu'ils ont ratées, décidément, il n'y en a qu'un.)

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  4. Bonne lecture, alors...

    (Et tu te doutes bien que je ne suis pas le dernier à rater les matches...)

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