"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

mardi 12 juin 2012

Une farce politique

Sur la quatrième de couverture de l'édition de poche - collection Points, 2007 -, on a choisi de titiller l'attention du chaland potentiel avec l'extrait d'une critique du Monde :

Subversif en diable, ce roman est un petit bijou d'intelligence et d'humour dont on ne saurait trop conseiller la lecture à chacun. 

A commencer par les politiques de tout bord.

On peut douter de l'efficacité de ce teasing. On sait bien que, malgré leurs méritoires efforts de simulation, « les politiques de tout bord » ne lisent guère, hormis les chiffres surlignés dans les rapports qu'on leur remet, accompagnés des suggestions de quelques éléments de rhétorique sommaire pour une éventuelle déclaration à la presse... On les imagine plus, actuellement, en train de scruter à la loupe les résultats de la dernière consultation électorale qu'en train d'apprécier l'humour et l'intelligence de La lucidité, ce roman de José Saramago « dont on ne saurait trop conseiller la lecture à chacun ».

Suggestion d’achat
pour la bibliothèque de l'Assemblée Nationale,
si elle existe, et s'il reste des crédits.

La lucidité - Ensaio sobre a lucidez, 2004, traduit en 2006 par Geneviève Leibrich pour les Éditions du Seuil - est pourtant une fable politique du plus grand intérêt, racontée sur le ton de la farce didactique par le souriant pessimiste qu'était José Saramago - prix Nobel de Littérature 1998.

Dans un pays imaginaire, à gouvernance néanmoins démocratique, le dépouillement du scrutin des élections municipales, révèle que, dans la capitale, les électeurs ont voté blanc à plus de soixante-dix pour cent. Après un temps de perplexité et de stupéfaction, agrémenté des railleries des gens de la province, les responsables du pays décident que leurs concitoyens auront à voter de nouveau le dimanche suivant. Le vote blanc atteint alors quatre-vingt-trois pour cent dans la capitale...

En cette épidémie de lucidité politique, les gouvernants ne sauront voir qu'une rébellion à mater. Diverses mesures de contrainte, répression et rétorsion vont être envisagées et mises en œuvre. Elles seront accompagnées des provocations usuelles et de tentatives d'investigations approfondies. Une lettre de dénonciation permettra même de désigner les coupables rêvés, en établissant un lien avec l'épidémie de cécité blanche qui, quatre ans auparavant, s'était déclarée dans le pays (*). Mais l'enquêteur désigné pour fabriquer cette culpabilité jugée politiquement nécessaire sera lui aussi atteint d'une forme bénigne de lucidité...

José Saramago en juillet 2007.
(Photo : Fredy Builes/Reuters)

De ces péripéties, Saramago fait un récit implacable, où, selon ses propres termes, « une fois le point de départ imaginaire admis, tout s’enchaîne avec rigueur, selon une logique de cause à effet, comme un mouvement d’horlogerie ».

Mais il n'est pas certain que « les politiques de tout bord » puissent apprécier l'humour d'une alerte férocité avec lequel notre auteur imagine les échanges entre membres du gouvernement...

Dans un entretien accordé à l’Humanité, paru le 19 octobre 2006, Saramago reconnaissait :

Je ne sais pas ce qui se dit réellement dans les conseils des ministres, ni sur quel mode, mais quand on capte un certain ton, une certaine attitude, je pense qu’on est dans le vrai. Pour tout dire, je pense que M. Chirac parle comme le président de cette République.

Histoire peut-être d'en juger, mais plutôt pour montrer que l'on peut être « dans le vrai » sans être un écrivain réaliste, voici un extrait du récit de l'allocution télévisée où le président du pays annonce aux citoyens séditieux de la capitale que les responsables abandonnent la ville, désormais en état de siège :

(...) C'est vous qui êtes les coupables, c'est vous qui avez ignominieusement déserté le concert national pour vous engager sur la voie tortueuse de la subversion, de l'indiscipline, du défi le plus pervers et le plus diabolique jamais lancé au pouvoir légitime de l'état au cours de la longue histoire des nations. (...) À présent vous êtes une ville sans loi. Vous n'y aurez pas un gouvernement pour vous imposer ce que vous devez faire ou ne pas faire, comment vous devez ou ne devez pas vous comporter, les rues seront à vous, elles vous appartiennent, utilisez-les comme il vous plaira, aucune autorité ne viendra vous barrer le chemin et vous donner le bon conseil, mais aussi, écoutez bien . ce que je vais vous dire, aucune autorité ne vous protégera contre les cambrioleurs, les violeurs et les assassins, cela sera votre liberté, profitez-en. Vous vous imaginez peut-être illusoirement que, livrés à votre libre arbitre et à vos caprices, vous serez capables de mieux organiser et de défendre plus efficacement votre vie que nous ne l'avons fait avec nos vieilles méthodes et nos lois anciennes. Erreur terrible que la vôtre. Tôt ou tard, vous serez obligés de vous choisir des chefs qui vous gouvernent si vous ne voulez pas les voir jaillir bestialement du chaos dans lequel vous allez inévitablement sombrer et les voir vous imposer leur loi. Vous vous rendrez compte alors de la dimension tragique de votre erreur. Vous vous révolterez peut-être comme au temps des contraintes autoritaires, comme au temps funeste des dictatures, mais ne vous faites pas d'illusions, la répression sera aussi brutale et vous ne serez pas appelés à voter car il n'y aura pas d'élections ou alors peut-être y en aura-t-il, mais elles ne seront pas indépendantes, propres et honnêtes comme celles que vous avez dédaignées, et il en sera ainsi jusqu'au jour où les forces armées qui ont décidé avec moi et avec le gouvernement de la nation de vous abandonner au destin que vous avez choisi devront revenir pour vous délivrer des monstres que vous aurez engendrés vous-mêmes. Toutes vos souffrances auront été inutiles, vaine votre obstination, et vous comprendrez alors trop tard que les droits ne sont intégralement des droits que dans les mots dans lesquels ils ont été énoncés et sur le papier sur lequel ils ont été inscrits, que ce soit une constitution, une loi ou un règlement quelconque, vous comprendrez, et plaise au ciel que vous en soyez convaincus, que leur application immodérée, inconsidérée, bouleverserait la société la plus stable, vous comprendrez enfin que le bon sens commande que nous les tenions simplement pour des symboles de ce qui pourrait être éventuellement, mais jamais pour une réalité effective et réalisable. Voter blanc est un droit imprescriptible, personne ne le niera, mais de même que nous interdisons aux enfants de jouer avec le feu, de même nous avertissons les peuples que jouer avec la dynamite est contraire à leur sécurité. (...) L'image grave et emplie de componction du chef de l'état disparut et à sa place surgit de nouveau le drapeau hissé en haut de sa hampe. Le vent l'agitait de-ci, de-là, de-là, de-ci, comme s'il était pris de vertige, pendant que l'hymne reprenait les accords belliqueux et les accents martiaux composés à une époque où l'exaltation patriotique était à son comble mais qui aujourd'hui produisaient un son fêlé. Ça oui, l'homme a bien parlé, résuma le plus âgé de la famille, et faut reconnaître qu'il a tout à fait raison, les enfants ne doivent pas jouer avec le feu car après il est sûr et certain qu'ils feront pipi au lit.

Inutile de dégainer le surligneur...


(*) Saramago rattache ainsi son Ensaio sobre a lucidez à l'un de ses précédents romans, Ensaio sobre a cegueira - paru en 1995 et traduit en 1997 par Geneviève Leibrich pour les Éditions du Seuil sous le titre L'aveuglement. Il a déclaré que cette construction en diptyque-miroir ne faisait pas partie de ses intentions initiales mais que la connexion s'est établie de manière inévitable...

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