"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

vendredi 29 juin 2012

Terrain vague réglementaire

Pendant quelques années, Jacques Réda a résidé dans les parages parisiens qu'il m'arrive d'arpenter de manière intermittente. Il a fini par se lasser, si l'on en croit Le vingtième me fatigue, suivi de Supplément à un inventaire lacunaire des rues du XXe arrondissement de Paris qu'il a publié aux éditions La Dogana en 2004. Il serait désormais installé dans le XIXe, à proximité des Buttes-Chaumont...

Dans Abelnoptuz, une fantaisie en prose parue en 1995 chez Théodore Balmoral, il décrivait ainsi le paysage observé, en position allongée, par la fenêtre de la chambre :

(…) Et c'est fort peu de chose à vrai dire. Soit, entre le dos plâtreux d'un vieil immeuble et le donjon en béton strié contenant le tri de la poste voisine (pourquoi le fortifier à ce point-là ?) une trouée d'environ trente mètres de large, à peu près divisible en trois parties égales dans sa hauteur, ou plutôt dans sa profondeur, mais la position couchée fausse mon sens de la perspective. Au premier plan, du terrain vague, mais du terrain vague administratif, donc entretenu, sans doute par des cantonniers de la Poste. En plus de quelques bouleaux et d'une épaisse rangée de thuyas, qui le borne au-delà d'un glacis d'herbe, il y pousse un grand peuplier dépouillé par l'hiver, et dont le réseau de branches et de ramilles se fond dans l'air avec une transparence de filigrane. Au deuxième plan, de l'autre côté de la rue de la Chine que rien ne décèle (c'est une simple abstraction géodésique), deux bâtiments d'habitation sans caractère mais parfaitement décents (l'un en brique jaune, l'autre en brique brique) et, enfin, le troisième tiers de ce décor sans fantaisie, auquel le mot « plan » ne convient plus, puisqu'il s'agit du ciel, où le vent effiloche aujourd'hui, à toute vitesse, des fumées aux nuances qui vont du noir gras d'incendie dans un dépôt de pneus, au blanc laiteux que dégage un feu de feuilles mortes humides. (...)

On conseillera au promeneur curieux d'effectuer un premier repérage rue de la Chine, non loin de son intersection avec la rue de Ménilmontant. Il y verra suffisamment de bâtiments « sans caractère mais parfaitement décents » et, au numéro 56, un immeuble en brique blanchâtre qu'il pourra assimiler à de la brique jaune lessivée par la quinzaine d'années qui s'est écoulée depuis l'observation de Réda. Cette bâtisse est jouxtée d'une large construction en brique rouge donnant sur le square Brizeux. En face, à côté d'une mince bâtiment peu élevé, un portail, en général fermé, ne l'empêchera pas d'entrevoir un espace libre, au sol ingrat, où s'aperçoivent quelques bouleaux et un peuplier. Il est difficile de discerner si ce « terrain vague » est entretenu par l'administration ou par la copropriété adjacente. Mais notre curieux pourra s'estimer sur la bonne voie des grandes découvertes, et, s'il est, comme moi, dépourvu de plan détaillé et d'instruments de relevé, il commencera à le regretter...

Car, parvenu de l'autre côté, donc dans la rue des Pyrénées, les investigations deviennent plus difficiles. Aucune trace de « trouée » donnant sur « du terrain vague administratif » n'est visible. Faut-il la situer au 256 bis, où l'on distingue nettement les contreforts du « donjon en béton strié » qui abrite l'ancien centre de tri ?

En l'absence de tout autre élément, cela conduit à supposer que Jacques Réda avait peut-être choisi d'habiter dans l'un de ces immeubles « parfaitement décents », mais d'une rare laideur, qui élèvent leur arrogance en aval de la petite maison bourgeoise un peu fatiguée sise au 287 de la rue des Pyrénées...

On peut rêver un autre habitat pour un poète.

S'il était resté à demeure en cet hypothétique appartement, il aurait une vue imprenable sur le chantier actuellement installé sur l'emprise de l'ancienne administration des Postes et Télécommunications. Cet espace s'étend de la rue des Pyrénées à la rue de la Chine, et comporte des constructions d'époques diverses, allant de la brique vraiment jaune au béton ornementalement rainuré. Au 256 bis, entre camions et bennes à gravats, un large panneau informe les passants que Poste Immo entreprend là d'importants travaux de « Restructuration du site Pyrénées » avec « Organisation et valorisation de la Plateforme de Distribution du Courrier » et « Aménagement de 2800 m² de bureaux de standing ».

Non loin de là, au numéro 260, dans ce qui semble être une descente vers un parking souterrain, Toit et Joie, bailleur social, et Poste Habitat annoncent conjointement la réception favorable de leur « Déclaration préalable », précisant la « Nature des travaux » : « Restructuration d'un foyer en résidence sociale avec ravalement de la façade sur rue, remplacement de l'ensemble des menuiseries extérieures sur rue, pose de volets roulants, agrandissement de la porte d'entrée, mise aux normes handicapées (sic) et extension de l'édicule des équipements techniques en toiture terrasse d'un immeuble d'habitation ».

Le chantier sera sans doute ouvert plus tard. L'ancien foyer est, depuis le 8 juin, en cours d'occupation par « des précaires en colère, mal-logés acharnés, expulsés d'ici ou d'ailleurs ». Toit et Joie, « opérateur de logement social dans toutes ses dimensions », y compris celles de la répression, a fait accueillir en ses locaux une délégation des occupants par les forces de police. Aussitôt a été déposé une demande d'évacuation des lieux auprès des autorités compétentes, car la « pose des volets roulants » et l'« agrandissement de la porte d'entrée » ne sauraient trop attendre. Le procès a été reporté au 13 septembre.

Une délégation s'est également rendue le 13 juin au Ministère du Logement. Elle a été reçue par le directeur adjoint du cabinet de madame Cécile Duflot et par madame Pauline Lavaux, conseillère parlementaire. Monsieur Jacques Archimbaud, dircab adjoint de la ministre, a ainsi pu montrer qu'il avait déjà beaucoup de métier en refusant de soutenir les occupants auprès de la préfecture et du bailleur, et en les assurant que, s’il y a expulsion, elle se fera dans les règles : « la procédure doit être respectée, vous êtes là depuis longtemps, vous ne pouvez pas être expulsés sans décision judiciaire ». Il a également fait preuve d'un réel talent de cantonnier de terrain vague administratif et réglementaire en déclarant :

 « Nous sommes contre les expulsions sans relogement, mais nous n’avons pas de pouvoir ».

5 commentaires:

  1. Ah oui, c'est très important ça, le respect de la procédure ! Et puis, comme toujours, ça évite de parler de la différence entre une décision de justice et une décision juste.
    En fait, c'est tout comme avant, mais en différent...

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    1. Tout semble redevenu normal.

      Faudra qu'un jour quelqu'un songe à changer la réglementation...

      (On peut rêver.)

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  2. Entre 1988 et 2000, un peu plus bas on se battait contre le saturnisme, et dans ce coin-là on faisait l'amour avec Paris, bordés bienheureux par le passage des Soupirs déjà légèrement charcuté, et j'ai fui pour survivre à autre chose. Ah merde.

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    1. Le passage a perdu ses deux petits terrains vagues, et quelques immeubles vraiment trop bas...

      Et l'atelier où exerçaient les "Imprimeurs Libres" est remplacé par un "jardin partagé".

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    2. Jardin partagé, logis chacun pour soi. Ah remerde.

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