"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

lundi 20 août 2012

La rue de l'Homme-qui-Chante

Flâneur obstiné, je scande parfois, sans grande originalité, ces deux vers, bien en accord avec les sentiers battus que je parcours :

Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville
Change plus vite, hélas ! que le cœur d'un mortel) ;

Et la ponctuation de Baudelaire est comme un petit caillou dans ma chaussure...

Il m'arrive encore bien souvent de donner pour lieu de rendez-vous à des ami(e)s des cafés qui ne subsistent plus que dans « ma mémoire fertile » et d'en indiquer le chemin en décrivant des boutiques de coins de rues depuis longtemps disparues. L'âge venant, il m'est venu l'habitude de parler au passé.

Sage précaution, mais parfois inutile, et je m'étonne qu'on me dise que certaines gargotes jadis fréquentées aient persisté dans leur être de gargotes.

Je pourrais parler de cette crêperie, installée rue Grégoire-de-Tours, que j'ai pu retrouver, à peine rénovée, il y a quelques années.

Ou encore du restaurant Au Bon Couscous, dont l'enseigne existe toujours, rue Xavier-Privas...

(L'établissement est même référencé au FigaroScope, sous l'étiquette World.)

Mais je n'ai pas reconnu les lieux...

Ce ne fut pas notre « café de la jeunesse perdue », mais le lieu des rencontres ripailleuses d'un groupe dont l'amitié s'est depuis lors étiolée. Nous y venions fidèlement honorer le couscous dit royal et nous étourdir de Mascara ou de Sidi Brahim... Et si nous fûmes inconstants, ce ne fut qu'à l'occasion de l'installation, en face de notre Bon Couscous, d'un éphémère Au Meilleur Couscous - qui ne l'était pas, mais il nous fallait bien vérifier.

J'ai depuis longtemps oublié qui avait eu l'idée d'aller chercher un restaurant dans cette ruelle suffisamment proche de La Joie de Lire, la librairie de François Maspero où nous avions l'habitude de nous retrouver.

La rue Xavier-Privas étaient alors peu fréquentée, mais je n'ai pas gardé le souvenir qu'elle ait eu mauvaise réputation. Pourtant, une bonne dizaine d'années avant, Jean-Paul Clébert écrivait sans sourciller :

La plupart de ses maisons datent du XVIIe siècle. Elle est aujourd'hui occupée par des restaurants arabes et des bistrots à clochards dont le plus spectaculaire est celui de la Belle Étoile. Vers son débouché dans la rue Saint-Séverin, elle s'élargit en une placette nord-africaine, qui est un des coins interdits de Paris. Il faut y être fort bien connu pour s'y aventurer.

(Les Rues de Paris, Promenades du Marquis de Rochegude à travers les arrondissements de Paris parcourues de nouveau par Jean-Paul Clébert. Mon exemplaire, aux éditions Denoël, porte un achevé d'imprimer du 26 février 1960, et un © Club des Libraires de France daté de 1958.)

A propos de la rue de la Huchette, que recoupe la rue Xavier-Privas, le même Clébert notait :

Aujourd'hui, la rue de la Huchette est le territoire incontesté des Indochinois et des Nord-Africains. (…) Bon nombre de boutiques se spécialisent dans les épices arabes, les boissons fortes, la danse du ventre et le rahat-loukoum.

Nous aurons donc connu le quartier sans la danse du ventre...

La rue au début d'un siècle.

Avant de prendre le nom de Xavier Privas, « moulin à chansons, paroles et musique », la rue portait celui de rue Zacharie. C'est sous cette dénomination  que Jacques Hillairet la répertorie encore dans Connaissance du vieux Paris, indiquant son origine :

RUE ZACHARIE (dite Xavier-Privas) / La partie sud de cette rue s'est appelée au XIIIe siècle Sac-à-Lie, nom dû à la présence dans cette rue de marchands fournisseurs de ces sacs dans lesquels on transportait la lie de vin, séchée et calcinée, appelée cendre gravelée. La gravelée était utilisée pour apprêter les peaux et les tissus ; les peaussiers, tanneurs et parcheminiers avaient d'ailleurs, en 1787, leur bureau dans la rue de la Huchette. Le nom de Sac-à-Lie fut déformé en Saqualie puis, en 1636, en Zacharie (...).

(Jacques Hillairet, Connaissance du vieux Paris, Le Club français du livre, 1956 ; réédité en Rivages/Poche, 2005.)

Jacques Yonnet a fait de la rue Zacharie l'un des axes essentiels de son plan du Paris poético-fantastique, vaguement initiatique et merveilleusement foutraque qu'il parcourt dans son unique ouvrage publié, Rue des Maléfices, Chronique secrète d'une ville - d'abord édité chez Denoël, en 1954, sous le titre Enchantements sur Paris, puis diversement réédité sous le titre actuel, actuellement disponible en collection Libretto, aux éditions Phébus, avec les photographies de Robert Doisneau et les dessins de l'auteur.

La rue des Maléfices, c'est notre rue Xavier-Privas et Jacques Yonnet lui trouve, ou invente, d'autres noms, avec les légendes qui vont avec. On y croise, dans l'un des derniers chapitres, celle du « grenier des maléfices » déjà racontée par Jean-Paul Clébert dans ce grand livre qu'est  Paris insolite - paru en 1952, avec des photographies de Patrice Molinard, réédité en 2009 aux éditions Attila, repris en Points/Seuil en 2011, sans illustrations -, où l'auteur était mieux inspiré que dans ses guides de promenades...

Mais c'est au cœur du livre qu'est racontée l'histoire qui, selon Yonnet, aurait valu à la rue, vers la fin du XIIIe siècle, le nom de rue de l'Homme-qui-Chante :

Un homme allait mourir. Il le savait. Il était au-delà de la souffrance, à l'extrême limite de toute faiblesse. Ses derniers pas étaient comptés. Aussi ses derniers instants et ses ultimes désirs. Il avait déjà, d'une vaste pensée silencieuse et profonde où se mêlaient l'amour des humbles et le pardon aux méchants, pris congé des vivants, qu'il ignorerait désormais.

Il lui restait à dire l'adieu aux choses inertes, témoins muets et familiers d'une vie aride, monotone et sans joie. L'homme avait trop présumé de ses forces. Car, si les gens affairés qui le croisaient dans la rue Sac-à-Lie faisaient moins que jamais cas de sa présence, les choses qui l'aimaient - et ne le lui avaient jamais dit, peut-être s'en apercevaient-elles trop tard – répugnaient à le voir s'en aller pour toujours. Elles tentaient de le retenir, désespérément.

L'homme qui allait mourir avait cru posséder encore, mais tout juste, la vigueur nécessaire pour descendre sa rue, depuis Saint-Séverin, l'église sous le porche de laquelle il avait tant mendié, et atteindre les berges de la Seine - les quais alors étaient en pente douce.

C'était le crépuscule. Harassé, l'homme en marchant s'appuyait aux murs. Des gens s'interpellaient, des enfants couraient et criaient, menaient grand tapage. Et les sons trop violents dansaient en couleurs mouvantes devant les yeux de l'homme, qui pensa s'effondrer.

À l'endroit où la rue s'étranglait, une lanterne suspendue au-dessus d'un tas de détritus cligna vers l'homme et lui renvoya comme une balle brûlante un morceau du soleil couchant. Et l'homme fut blessé par cette lumière, et la pourpre et l'or qui s'accrochaient aux angles des toits meurtrissaient ses prunelles, et l'adieu gonflé de regrets sourds que lui jetaient les pierres, les enseignes, les marmousets dansants et grimaçants des poteaux corniers torturaient son pauvre cœur. Au comble de l'épuisement, l'homme allait s'affaler là comme une outre vide. Mais la femme le retint.

Elle aussi avait les yeux des gens qui vont mourir. Elle remontait la rue avec la même lenteur que l'homme tentait de joindre, sur le bord du fleuve, l'arbre qu'il avait choisi pour se coucher auprès et y rendre l'âme, face aux étoiles. La femme avait rebroussé chemin; sous le bras de l'homme elle avait passé, pour le soutenir, une main glacée. Alors, à mesure que le couple de moribonds déjà étranger à toute vie terrestre accomplissait ce qui lui restait de chemin, la nuit, au lieu descendre, surgissait de terre.

La nuit montait, comme une encre vivante, des ombres, des pierres, des recoins obscurs. Et tandis qu'une nuit opaque et dense, surgie d'en dessous, mangeait la ville, les forces de la femme s'affirmaient, et s'assurait son étreinte : elle tenait l'homme embrassé, et vigoureusement le porta jusqu'auprès de l'arbre fatal, sur la berge où ils s'étendirent, alors que la nuit avait gagné le ciel et poché les yeux des étoiles. Nul ne sut au juste la nature du contrat qui lia ces deux êtres.

Mais le lendemain, on ne trouva pas, sous l'arbre, de cadavres.

On ne sut jamais qui était la femme, ni ce qu'elle est devenue.

Quant à l'homme, soudain empli d'un regain de vie où éclatait sa joie robuste, il chantait dans la rue. Il chantait d'une voix haute et claire et chaude, d'une voix qui portait en soi toute la lumière du monde.

Mais il était devenu aveugle.

(Sur son blog, Henri Gougaud a réécrit, à sa manière, cette légende, mais on peut lui préférer la version de Jacques Yonnet...)

La rue au début d'un autre siècle,
avec mobilier urbain.

2 commentaires:

  1. Il n'y a que toi, je pense
    Pour chanter de la sorte
    Le conatus des gargottes

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    1. Ma mémoire est pleine de lieux où j'ai mangé...

      (Et souvent, je me souviens des convives, du menu.)

      ((En fait, je suis un ventre.))

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