"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

vendredi 31 août 2012

Miniatures d'enfance

C'est un petit livre de moins de cent cinquante pages, paru sous la discrète jaquette bleutée des éditions du Mercure de France, annoncé par l'éditeur comme « le premier roman d’Emmanuelle Guattari ».

Mais il semble que La petite Borde soit tout autre chose qu'un roman...


Emmanuelle Guattari est née à Blois, dans les années 60, et elle a passé son enfance dans le voisinage de la clinique de La Borde, établissement de soins psychiatriques fondé en 1953 par Jean Oury, qui fut très tôt rejoint par Félix Guattari. La quatrième de couverture rappelle aux oublieux que « cette clinique hors normes entendait rompre avec l’enfermement traditionnel qu’on destinait aux malades mentaux et les faire participer à l’organisation matérielle de la vie collective ». Peut-être devrait-elle aussi rappeler aux mêmes que ce lieu existe toujours, toujours dirigé par le docteur Jean Oury...

Quand on habite enfant à La Borde parce que ses parents y travaillent, l’endroit est surtout perçu comme un incroyable lieu de liberté : un château, un parc immense, des forêts et des étangs. À travers une série de vignettes et par touches impressionnistes, Emmanuelle Guattari évoque avec tendresse son enfance passée dans ce lieu extraordinaire où les journées se déroulent sous le signe d’une certaine fantaisie.

Nous dit encore la quatrième qui sait tout.

Et ce n'est pas faux.

Car si l'auteure s'écarte délibérément du récit circonstancié d'une enfance lointaine, qui serait la reconstitution romanesque d'années dissoutes dans les brumes de la mémoire, c'est pour mieux insister sur ces points où, dans la distance, la mémoire se condense et où se cristallise le souvenir. Elle en compose une suite de miniatures qui dessinent la silhouette de toute une enfance, la sienne mais aussi un peu la nôtre. On ne cherchera pas dans cette entreprise intimiste un témoignage inédit sur La Borde, ou des révélations sur la personnalité de Félix Guattari, mais on pourra y trouver, accord suspendu, comme un écho du génie du lieu :

C’était souvent la Chauffe qui nous emmenait à l’école. C’est-à-dire, un Pensionnaire, dans une des 2 CV Citroën de La Borde.

On retrouvait la voiture et son chauffeur devant le Château.

Nous nous entassions à l’arrière, les petits sur les genoux des aînés, collant nos bouches, nos mains au tube froid de la banquette du siège avant.

Longtemps, ce fut Alexandre. Il roulait très, très lentement. Nous restions assez silencieux.

Nous regardions le compteur ; quand on atteignait le vingt à l’heure, il levait le pied de l’accélérateur ; je ne crois pas qu’il passait la seconde vitesse ; c’était un voyage doucereux dans le hululement assourdissant du moteur, le long des champs de vignes et les petits bois. On s’ennuyait un peu, surtout dans la côte. Mais nous n’arrivions jamais en retard. L’événement, c’était qu’il lâchait tout le temps le volant pour se gratter la paume d’une main avec l’autre ; et nous on essayait de compter à quel intervalle.

Il était très gentil avec nous. Il y avait d’autres pensionnaires plus ombrageux, et là on se tenait vraiment tranquilles.

On nous lâchait devant l’école comme une grosse fournée.

On était ceux de La Borde.

Dans le village de Cour-Cheverny du début des années soixante, la Clinique constituait encore une présence fantastique. La peur des Fous était tangible. Elle nous a sensiblement mis dans le même sac, une bande de drôles de loustics qui laissaient des Fous circuler dans un parc sans barrières et vivaient avec eux. C’est lorsque j’ai été scolarisée en maternelle que j’ai aperçu la situation.

Dans l’univers foisonnant et complet du phalanstère labordien où nous étions nés, je n’avais jamais pris la mesure des choses.

Nous savions que les Pensionnaires étaient des Fous, évidemment ; mais La Borde, avant toute chose, c’était chez nous.

Les Pensionnaires, on disait aussi les Malades, n’étaient ni en plus ni en moins dans notre sentiment. Ils étaient là et nous aussi.

Nous avions pour certains de l’affection et certains d’entre eux nous aimaient beaucoup aussi. Avant toute chose, pour les enfants que nous étions, ils étaient des adultes. En tant que tels, ils étaient dépositaires d’une autorité et plus forts que nous ; la première distinction se faisait là.

(...)

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