C'est en lisant le
texte que Valérie Rouzeau a consacré à
Armand Robin, «
ce miracle, cette catastrophe », que j'ai découvert qu'enfant «
il vendait des taupes pour s’acheter des livres qu’il lisait en cachette de son père, en secret dans les arbres »... On comprendra que l'anecdote ait attiré toute mon attention quand j'aurai dit que, moi aussi, j'ai exercé comme taupier intérimaire dans la ferme paternelle, et pour des raisons assez opposées à celles d'Armand Robin.
En ce temps-là, j'étais en mon adolescence, et pour ma part déjà fort mauvais poète. Mais je lisais, je lisais à temps plein, sans prendre la peine de grimper dans les arbres pour me cacher - j'étais d'ailleurs assez peu habile sur les écorces. L'année précédente, une indisposition coriace m'avait silhouetté en Giacometti cachexique, avec une tonicité de pâte de guimauve. Pour me donner un peu d'exercice, mon père avait donc inventé de me confier la mission de débarrasser deux parcelles à destination modestement fourragère des taupes qui avaient pris l'habitude de les bosseler. J'appris à manipuler les pièges et à les disposer dans les coulées, et m'acquittai de ma tâche avec régularité, et une relative réussite.
(Je rassure les âmes inquiètes : la biodiversité des campagnes normandes ne fut guère bouleversée par le succès de ma mission...)
Le matériel de base, extrait de Comment attraper les taupes ?
(Imprimerie Fromentin, Louviers, années 1970.)
A l'époque où j'ai déployé mes talents de prédateur asthénique - au mitan des années soixante, donc -, on se souciait beaucoup moins que par le passé de la présence des taupes dans les champs. On disait qu'elles y étaient devenues moins nombreuses, sans doute écœurées par les engrais et traitements que l'on commençait à déverser avec prodigalité sur toute culture. On pensait qu'elles avaient migré vers des sols plus cléments que de pauvres gens n'avaient même pas idée d'amender chimiquement. Les plus sédentaires de ces bestioles avaient dû rester à proximité des jardins, où on les chassait encore, mais sans faire appel à l'expertise du taupier, professionnel qui lui aussi avait disparu.
Finalement, c'est dans un livre que, bien des années plus tard, je pus en rencontrer un, nommé Joseph Heulot, qui a exercé dans les fermes du département de la Mayenne...
Jean-Loup Trassard a fait plus que retranscrire les souvenirs de cet homme modeste, il en a fait un vrai livre,
Conversation avec le taupier, paru en 2007, aux éditions
Le Temps qu'il fait - dont le nom fut choisi par le fondateur Georges Monti en hommage à Armand Robin...
En le lisant, j'ai retrouvé avec amusement bien des gestes qui avaient été les miens durant ces vacances-là, mais aussi la tournure des pensées que j'avais eues, les pieds dans la rosée, en posant mes pièges. Car, si la taupe est un adversaire minuscule et un gibier de peu de prix, elle est un animal assez mystérieux. Sa vie souterraine est discrète et en partie secrète, elle n'affleure que par accident ou nécessité - et ce sont alors les coulées de surface et les taupinières qui permettent de la repérer mais où l'on ne la prend que très rarement. On la soupçonne volontiers d'être assez « maline » pour deviner les intentions de qui la veut piéger, et celui-ci, en retour, se perd en tours et détours de pensée pour déjouer ses astuces et stratagèmes. Elle devient l’unique objet des ruminations ambulantes du taupier, qui finit par entretenir avec elle une manière de dialogue imaginaire permanent, à peine suspendu de temps à autre :
Tandis qu'il sort de la maison après neuveurer, le chien aboie un peu et rentre dans sa niche. Lui franchit le bouillon devant la mare puis à l'entrée du chemin, mélange de boue et de bouse que les pas des vaches triturent quatre fois par jour. Il s'en va seul et silencieux, en conversation muette avec une taupe ou une autre. Les paroles dites à table, entre les bouchées de pain, sur le temps, le rendement des betteraves fourragères, l'accident de tel ou tel, ont pu l'en détourner, maintenant les taupes regagnent leur place dans ses pensées, presque toute la place. Il quitte le bâti en passant derrière les hangars, la barge de paille, le fagotier, il n'est pas encore loin, les fermes ne sont pas si grandes chez nous, mais enfin le voilà parti. Un bout de chemin mène aux pièces, à la barrière du champ par où commencer, un pivert s'enfuit en criant, il peut bien, les taupes ne l'entendent pas.
(Une note marginale précise, ici, que «
neuveurer » signifie «
prendre un repas vers neuf heures, le matin ».)
Le livre de Jean-Loup Trassard m'a aussi fait découvrir d'autres matériels et d'autres procédés que ceux que j'avais utilisés. Et c'est surtout des «
pièges américains », que je ne connaissais pas, dont je me souviens avoir bavardé avec lui, sur le Marché de la Poésie de la place Saint-Sulpice, où il vient régulièrement en voisin.
J'en ai profité pour lui demander ce que l'on nomme très couramment, mais tout à fait improprement, une « dédicace »...
Le nom du destinataire a bien sûr été retouché.
A l'époque, je n'étais que moi-même et non Guy M.
(D'ailleurs, j'étais là incognito.)
Jean-Loup Trassard, que sa courte notice biographique autorisée dit être «
né à la campagne, l'été 1933 » et qui a passé la majeure partie de sa vie entre Paris et Saint-Hilaire-du-Maine, dans sa Mayenne natale, connaissait son interlocuteur depuis toujours, c'est-à-dire depuis son enfance. Leurs dialogues se sont déroulés à hauteur d'hommes du même village, qui s'estiment et se respectent, malgré les différences d'âge - Joseph Heulot avait fait la première guerre - et de conditions - Jean-Loup Trassard est né dans une famille de «
bourgeois ». De là, sans doute, vient que
Conversation avec le taupier donne à lire, avec une admirable simplicité, toute la dignité d'une de ces « vies minuscules » qui peu à peu disparaissent de ce qu'il faut désormais nommer l'espace rural.
Si, à l'évidence, l'auteur respecte l'homme, il a tenu également à respecter sa parole, la restituant au plus près du prononcé, en patois mayennais fidèlement transcrit, avec quelques indispensables notes explicatives.
(C'était la première fois, à ma connaissance, que Trassard faisait si abondamment usage du parler régional dans l'un de ses livres. Il a récidivé depuis, avec
L'homme des haies, paru en 2012 chez Gallimard.)
Causement, hommage au patois mayennais.
Ce patois, «
français local » ou «
mauvais causement », disparaît peu à peu :
Aujourd’hui, en 2012, osons une mesure faite à l'oreille : les cultivateurs qui ont cinquante ans comprennent le patois, mais ils ne l'emploient presque plus.
On pourrait lui dresser une stèle funéraire et mémorielle, mais Jean-Loup Trassard a préféré écrire une agréable et érudite défense et illustration de cette langue, si longtemps méprisée et discréditée, qu'il parle, avec une certaine gourmandise, depuis l'enfance.
Il explique :
(...) J'avais l'impression, en mâchant ces mots-là, de produire des sons qui furent mêlés à la terre quand s'inscrivaient les premières ornières ou qu'étaient taillés les premiers champs puis, plus tard, finie la vaine pâture, élevés et battus à la pelle les talus de nos haies.
Là se rencontrent, en effet, et côtoient, parmi charrois, cultures, défrichements à la hache, à la houe, les racines gauloises et latines, graines semées entre les bruits de sabots et d'écuelles dans l'oreille des enfants, moisson par la génération suivante à la bouche de ses père et mère, patois issu du patois, soupirs, silences qui en disent long. Car tout est lié, le caractère des gens et l'ouvrage. agricole, les champs, chemins et fermes dispersées, les bêtes, les plantes, nous ensemble dans le temps humide, où le patois devient peut-être le langage des bêtes qui courent la nuit dans nos cultures. On parlait bien patois au chien, aux vaches, aux chevaux de trait (les tracteurs, eux, ne comprennent rien). Langage rapide, lettres avalées – la façon même de prononcer embrouille l'oreille du visiteur – langage pesant, dont l'accent tourne une terre profonde et se frotte aux écorces, où parfois la phrase non terminée disparaît dans le chemin qu'elle semblait creuser.
J'ai toujours tentation de laisser de telles sonorités un peu résonner dans ce que j'écris, comme si cette musique augmentait la présence de la campagne sur ma page pourtant muette.
Ce beau livre - aux éditions Le Temps qu'il fait, les livres sont tous beaux - est illustré de superbes photographies de l'auteur.
(Car Jean-Loup Trassard est aussi un grand photographe.)
Mais, comme le passage sur écran dénaturerait la richesse de leurs dégradés, je préfère insérer ici - par association avec la couverture de son livre, sans doute - une image plus ancienne qui représente, selon la légende du carnet où elle a été conservée, « la vieille cuisine de la ferme ».
C'est dans cette ferme qu'était né mon père.
On devait alors y parler aussi une sorte de patois...
Collection personnelle, cela va de soi...