"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

jeudi 17 janvier 2013

Pause toujours

Depuis quelques temps, je reçois d'ici ou de là des remontrances, amicalement bourrues, qui peuvent se résumer en prenant l'accent d'un Laverdure (*) qui aurait manqué bon nombre de ses séances d'orthophonie :

Tu pauses, tu pauses, c'est tout ce que tu sais faire.

De fait.

Depuis longtemps adepte d'une manière de philosophie pausaliste, je fus souvent loué pour mon sens, inné et acquis, du délai.

Preuve supplémentaire de ce talent reconnu : le prochain billet est reporté sine die.


(*) Laverdure, personnage de nature psittaciforme intervenant dans le chédeuvre de Raymond Queneau, Zazie dans le métro, 1959.

N'ayant pas trouvé de perroquet de Queneau,
je l'ai remplacé par celui de Flaubert.
(Emprunté à Despatin & Gobeli.)

dimanche 13 janvier 2013

Demande en mariage

Grâce à Dieu, qui a dû s'occuper de la question avec sa diligence coutumière, le mariage est le seul des sept sacrements de l’Église catholique à avoir été sécularisé. C'est un décret du 20 septembre 1792, visant à « détermine[r] le mode de constater l’état civil des citoyens », qui l'a institué dans le droit français. Cette pratique, avec des accommodements divers, a perduré, pour le meilleur et pour le pire, jusqu'à nos jours, où il est question, dans un tout à fait respectable esprit d'égalité républicaine, d'en étendre les avantages, et peut-être même les inconvénients, à tous les couples possibles et imaginables.

L'opposition à ce projet de loi a rassemblé aujourd'hui plus d'un demi-million de manifestants - selon Le Figaro, et la plupart de ses confrères et sœurs de la presse -, réunis en trois cortèges convergeant vers le Champ de Mars, en chantant divers slogans inspirés du mot d'ordre universaliste adopté par les organisateurs :

Tous nés d'un homme et d'une femme. 

J'espère qu'on y aura également scandé la charmante petite comptine pour rondes de cour d'école maternelle, qui a ma préférence :

Un papa, 
                   une maman, 
                                            on ne ment pas aux 
                                                                                  zenfants.

                                                                                                                      (Youh...!)

Un rassemblement, nettement plus modeste, s'était tenu, il y a exactement un mois, place de la Bastille, pour appuyer le vote de cette loi du « mariage pour tous »...

On avait pu y croiser les membres d'un collectif qui, malgré une récente apparition dans 20minutes,  n'a peut-être pas encore fait dans les médias la percée qu'il mériterait - ne serait-ce qu'à cause de son nom ridicule de Collectif Oui oui oui.

Dans la présentation qui en a été faite, dans les Inrockuptibles, on apprend que ce collectif a été « créé par différents groupes, associations, organisatrices/teurs de soirées gouines, trans, pédés, hétéro-te-s et bi-e-s et simples citoyen-ne-s luttant pour une complète égalité des droits ».

Quant au triplement du « oui », il est motivé avec une belle éloquence communicante :

Contre l’immobilisme et la violence de l’ignorance de la France qui dit “non”, le collectif Oui oui oui oppose la répétition hypnotique d’un “oui” quasi orgasmique. Le but ? Reprendre la rue aux homophobes.

Avant d'être, dans sa « répétition hypnotique », une interjection « quasi orgasmique » assez convenue, le « oui » est un élément omniprésent du discours amoureux, et ce n'est certainement pas un hasard si l’Église, suivie de près par la République, en a fait le pivot sine qua non - justement - du mariage.

Interlude : 
Pour les frigides de tous sexes et des barjots en tous genres, 
ce coloriage d'un Oui-oui plutôt hétérosexuel.


Le plus beau « oui » de la littérature, qui est probablement aussi le plus célèbre,  a été écrit en anglais...

O that awfuI deepdown torrent O and the sea the sea crimson sometimes like fire and the glorious sunsets and the figtrees in the Alameda gardens yes and all the queer little streets and pink and blue and yellow houses and the rosegardens and the jessamine and geraniums and cactuses and Gibraltar as a girl where I was a Flower of the mountain yes when I put the rose in my hair like the Andalusian girls used or shall I wear a red yes and how he kissed me under the Moorish wall and I thought well as well him as another and then I asked him with my eyes to ask again yes and then he asked me would I yes to say yes my mountain flower and fust I put my arms around him yes and drew him down to me so he could feel my breasts all perfume yes and his heart was going like mad and yes I said yes I will Yes.

Ce « yes » a été traduit par Auguste Morel, assisté de Stuart Gilbert, et cette traduction a été entièrement revue par Valery Larbaud et l'auteur, James Joyce.

O cet effrayant torrent tout au fond O et la mer la mer écarlate quelquefois comme du feu et les glorieux couchers de soleil et les figuiers dans les jardins de l'Alameda et toutes les ruelles bizarres et les maisons roses et bleues et jaunes et les roseraies et les jasmins et les géraniums et les cactus de Gibraltar quand j'étais jeune fille et une Fleur de la montagne oui quand j'ai mis la rose dans mes cheveux comme les filles Andalouses ou en mettrai-je une rouge oui et comme il m'a embrassée sous le mur mauresque je me suis dit après tout aussi bien lui qu'un autre et alors je lui ai demandé avec les yeux de demander encore oui et alors il m'a demandé si je voulais oui dire oui ma fleur de la montagne et d'abord je lui ai mis mes bras autour de lui oui et je l'ai attiré sur moi pour qu'il sente mes seins tout parfumés oui et son cœur battait comme fou et oui j'ai dit oui je veux bien Oui.

Lors de ma première lecture d'Ulysse - c'était il y a une éternité -, j'avais lu bien rapidement, et bien mal, le monologue final de Molly Bloom, Pénélope mal mariée. Il faut croire que le contenu explicite, qui avait tant choqué les contemporains de Joyce, m'avait totalement échappé, puisqu'il m'a fallu une relecture, beaucoup plus tard - je ne lis pas Ulysse toutes les semaines -, pour m'apercevoir que ce merveilleux acquiescement de Molly ne faisait que répondre à une banale demande en mariage...

Mais les contresens s'incrustent dans la mémoire, et j'ai aimé sentir, parfois, bien loin de Gibraltar, que l'on me disait le « oui » que j'avais alors imaginé prononcé par Molly Bloom.

Et que ce « oui », simple, double ou triple, ait été ou non « quasi orgasmique » ne regarde pas grand monde...

mercredi 9 janvier 2013

Polémique à la graisse de bide

La pratique du titralacon, si elle s'est étendue à l'ensemble de la presse, est restée la spécialité reconnue du quotidien Libération qui en use - c'est du second degré - ou en abuse - c'est alors du troisième degré - selon les arrivages.

J'ignore si ce titre de reportage

A Lille, les sans-papiers dans la tente de la faim

figurera un jour dans les anthologies du journalisme libéré, mais il me semble constituer un bel exemple de l'effet de détachement subtilement décalé qu'il est possible d'obtenir avec quelques à-peu-près judicieusement agencés...

Cet article, réservé aux abonnés, figurait sur la page d'accueil du quotidien, ce lundi - il a été mis à jour le 7 janvier 2013 à 9 h 15 -, et c'était le premier de cette ampleur à être consacré à la grève de la faim des sans-papiers lillois, pourtant commencée il y a maintenant plus de deux mois. Il était signé de Haydée Saberan, correspondante de Libération à Lille.

On peut y lire un bref historique des actions du CSP 59 - Comité des sans-papiers du Nord - qui ont abouti à cette grève de la faim :

Actif à Lille depuis presque dix-sept ans, et encore plus depuis la campagne présidentielle, le Comité des sans-papiers du Nord a occupé tour à tour depuis janvier 2012 le siège lillois de l’UMP, la fac de droit, la direction du travail, l’antenne de l’Office de l’immigration et des locaux de la mairie de Lille. A chaque fois pour réclamer le droit de défendre les dossiers en préfecture au même titre que d’autres associations. En vain. Le 2 novembre, ils votent une grève de la faim. Ils passent trois semaines chez eux, puis investissent l’église réformée de Lille-Fives. Au bout de dix jours, l’église demande leur expulsion. Ils sont dispersés dans 13 hôpitaux, puis dans des hébergements d’urgence de la région. Dans les hôpitaux, on ne les garde pas s’ils refusent d’être alimentés. Quelques jours avant Noël, ils débarquent dans l’église Saint-Maurice de Lille. Expulsés dans la journée, ils s’installent sur le parvis, où ils ont passé Noël et le nouvel an. La veille de la Saint-Sylvestre, deux d’entre eux sont expulsés vers l’Algérie.

Cela est assez succinct, mais cela représente un réel effort d'information si l'on compare avec ce qu'on peut lire ailleurs depuis le 2 novembre. On se contente, en effet, d'y reprendre, comme d'habitude, les rares brèves publiées par les agences de presse pignonnant sur rue, qui, elles, se contentent de donner le ton en reprenant des communiqués officiels.

Hier, une vingtaine de personnes a occupé le siège de l'Agence France Presse, place de la Bourse à Paris, pour dénoncer la couverture de l'événement par l'AFP, bien illustrée par une dépêche où, à propos d'« une brève occupation de la mairie de Lille », le 2 janvier, l'on évoquait des sans-papiers qui « se disent encore en grève de la faim »... Apparemment, seul le Nouvel Observateur a rendu compte de cette action. Il est vrai que l'Agence n'avait pas jugé bon d'en tirer la moindre dépêche.

Pourtant, on pouvait apprendre, de source militante, ceci :

Mardi 8 janvier, entre 15 et 16h, une délégation de soutiens aux sans papiers grévistes de la faim de Lille a été reçue par messieurs Bernard Pellegrin (adjoint au directeur de l'information de l'AFP) et Remi Tomaszewski (Directeur général de l'AFP). (...)

Messieur Pellegrin et Tomaszewski se sont engagé à :
   - Un suivi immédiat par l'AFP de la grève de la faim sur place, à Lille.
   - Relayer les enjeux et résultats de la rencontre prévue demain entre le CSP59 et le préfet du Nord, Dominique BUR, notamment si une conférence de presse s'organise à la sortie de la rencontre.
   - De prendre connaissance et en considération les examens médicaux des grévistes de la faim fournis par le CSP59.

Il est vrai qu'on exagère l'inhumanité des gouvernements :
Avant même d'avoir commencé une grève de la faim,
 ce migrant vient de recevoir ses papiers
.(Photo : Abaca.)

Si Libération avait peu parlé, jusque là, des difficultés multiples rencontrées par les grévistes de la faim lillois, c'est probablement par manque de place dans ses colonnes.

Car il en fallait, de l'espace rédactionnel, pour rendre compte des piteuses gesticulations de l'histrion Depardieu et pour suivre la poussive polémique ainsi lancée.

Du reste, plus que la suivre, Libération l'a soigneusement entretenue, offrant de larges tribunes à quelques monstres plus ou moins sacralisés par le marché du spectacle.

Sur cette pesante controverse, qui lundi dernier faisait encore l'objet de plus de la moitié des « articles les +    vus » de Libération, il est préférable de ne pas s’appesantir.

La grossièreté, la vulgarité et l'épaisseur de ce qui allait venir était, m'a-t-il semblé, annoncées par l'omniprésente image du comédien levant son pouce boudiné, mimique en forme de tic qui m'a fait - c'était inévitable - penser à un poème de Raymond Queneau, que je vous livre pour alléger un peu :


                Maigrir

                      I

Y en a qui maigricent sulla terre
Du vente du coq-six ou des jnous
Y en qui maigricent le caractère
Y en a qui maigricent pas du tout
Oui mais
Moi jmégris du bout des douas
Oui du bout des douas Oui du bout des douas
Moi jmégris du bout des douas
Seskilya dplus distinglé

                     II

Lautt jour Boulvar de la Villette
Vlà jrenconte le bœuf à la mode
Jlui dis Tu mas l’air un peu blett
Viens que jte paye une belle culotte
Seulement jai pas pu passque
Moi jmégris du bout des douas
Oui du bout des douas Oui du bout des douas
Moi jmégris du bout des douas
Seskilya dplus distinglé

                     III

Dpuis ctemps jfais pus dgymnastique
Et jmastiens des sports d’hiver
Et comme avec fureur jmastique
Je pense que si je persévère
Eh bien
Jmégrirai du bout des douas
Oui du bout des douas Oui du bout des douas
Jmégrirai même de partout
Même de lesstrémité du cou

Raymond Queneau, L'Instant fatal, 1946, réédité en Poésie Gallimard, 1966.

Ce poème a été mis en musique par Gérard Calvi, qui a été interprétée par Denise Benoit.

On trouve en ligne la version des Charlots, qui date de 1977 :



Après avoir fait allusion à cette polémique un peu lourdingue du bide, on peut trouver que les Charlots sont d'une légèreté aérienne.

lundi 7 janvier 2013

Conversation patoisante

C'est en lisant le texte que Valérie Rouzeau a consacré à Armand Robin, « ce miracle, cette catastrophe », que j'ai découvert qu'enfant « il vendait des taupes pour s’acheter des livres qu’il lisait en cachette de son père, en secret dans les arbres »... On comprendra que l'anecdote ait attiré toute mon attention quand j'aurai dit que, moi aussi, j'ai exercé comme taupier intérimaire dans la ferme paternelle, et pour des raisons assez opposées à celles d'Armand Robin.

En ce temps-là, j'étais en mon adolescence, et pour ma part déjà fort mauvais poète. Mais je lisais, je lisais à temps plein, sans prendre la peine de grimper dans les arbres pour me cacher - j'étais d'ailleurs assez peu habile sur les écorces. L'année précédente, une indisposition coriace m'avait silhouetté en Giacometti cachexique, avec une tonicité de pâte de guimauve. Pour me donner un peu d'exercice, mon père avait donc inventé de me confier la mission de débarrasser deux parcelles à destination modestement fourragère des taupes qui avaient pris l'habitude de les bosseler. J'appris à manipuler les pièges et à les disposer dans les coulées, et m'acquittai de ma tâche avec régularité, et une relative réussite.

(Je rassure les âmes inquiètes : la biodiversité des campagnes normandes ne fut guère bouleversée par le succès de ma mission...)

Le matériel de base, extrait de Comment attraper les taupes ?
par Henri Manchon, « titulaire de 40 années d'expériences ».
(Imprimerie Fromentin, Louviers, années 1970.)

A l'époque où j'ai déployé mes talents de prédateur asthénique - au mitan des années soixante, donc -, on se souciait beaucoup moins que par le passé de la présence des taupes dans les champs. On disait qu'elles y étaient devenues moins nombreuses, sans doute écœurées par les engrais et traitements que l'on commençait à déverser avec prodigalité sur toute culture. On pensait qu'elles avaient migré vers des sols plus cléments que de pauvres gens n'avaient même pas idée d'amender chimiquement. Les plus sédentaires de ces bestioles avaient dû rester à proximité des jardins, où on les chassait encore, mais sans faire appel à l'expertise du taupier, professionnel qui lui aussi avait disparu.

Finalement, c'est dans un livre que, bien des années plus tard, je pus en rencontrer un, nommé Joseph Heulot, qui a exercé dans les fermes du département de la Mayenne...

Jean-Loup Trassard a fait plus que retranscrire les souvenirs de cet homme modeste, il en a fait un vrai livre, Conversation avec le taupier, paru en 2007, aux éditions Le Temps qu'il fait - dont le nom fut choisi par le fondateur Georges Monti en hommage à Armand Robin...

En le lisant, j'ai retrouvé avec amusement bien des gestes qui avaient été les miens durant ces vacances-là, mais aussi la tournure des pensées que j'avais eues, les pieds dans la rosée, en posant mes pièges. Car, si la taupe est un adversaire minuscule et un gibier de peu de prix, elle est un animal assez mystérieux. Sa vie souterraine est discrète et en partie secrète, elle n'affleure que par accident ou nécessité - et ce sont alors les coulées de surface et les taupinières qui permettent de la repérer mais où l'on ne la prend que très rarement. On la soupçonne volontiers d'être assez « maline » pour deviner les intentions de qui la veut piéger, et celui-ci, en retour, se perd en tours et détours de pensée pour déjouer ses astuces et stratagèmes. Elle devient l’unique objet des ruminations ambulantes du taupier, qui finit par entretenir avec elle une manière de dialogue imaginaire permanent, à peine suspendu de temps à autre :

Tandis qu'il sort de la maison après neuveurer, le chien aboie un peu et rentre dans sa niche. Lui franchit le bouillon devant la mare puis à l'entrée du chemin, mélange de boue et de bouse que les pas des vaches triturent quatre fois par jour. Il s'en va seul et silencieux, en conversation muette avec une taupe ou une autre. Les paroles dites à table, entre les bouchées de pain, sur le temps, le rendement des betteraves fourragères, l'accident de tel ou tel, ont pu l'en détourner, maintenant les taupes regagnent leur place dans ses pensées, presque toute la place. Il quitte le bâti en passant derrière les hangars, la barge de paille, le fagotier, il n'est pas encore loin, les fermes ne sont pas si grandes chez nous, mais enfin le voilà parti. Un bout de chemin mène aux pièces, à la barrière du champ par où commencer, un pivert s'enfuit en criant, il peut bien, les taupes ne l'entendent pas.

(Une note marginale précise, ici, que « neuveurer » signifie « prendre un repas vers neuf heures, le matin ».)

Le livre de Jean-Loup Trassard m'a aussi fait découvrir d'autres matériels et d'autres procédés que ceux que j'avais utilisés. Et c'est surtout des « pièges américains », que je ne connaissais pas, dont je me souviens avoir bavardé avec lui, sur le Marché de la Poésie de la place Saint-Sulpice, où il vient régulièrement en voisin.

J'en ai profité pour lui demander ce que l'on nomme très couramment, mais tout à fait improprement, une « dédicace »... 

Le nom du destinataire a bien sûr été retouché.
A l'époque, je n'étais que moi-même et non Guy M.
(D'ailleurs, j'étais là incognito.)

Jean-Loup Trassard, que sa courte notice biographique autorisée dit être « né à la campagne, l'été 1933 » et qui a passé la majeure partie de sa vie entre Paris et Saint-Hilaire-du-Maine, dans sa Mayenne natale, connaissait son interlocuteur depuis toujours, c'est-à-dire depuis son enfance. Leurs dialogues se sont déroulés à hauteur d'hommes du même village, qui s'estiment et se respectent, malgré les différences d'âge - Joseph Heulot avait fait la première guerre - et de conditions - Jean-Loup Trassard est né dans une famille de « bourgeois ». De là, sans doute, vient que Conversation avec le taupier donne à lire, avec une admirable simplicité, toute la dignité d'une de ces « vies minuscules » qui peu à peu disparaissent de ce qu'il faut désormais nommer l'espace rural.

Si, à l'évidence, l'auteur respecte l'homme, il a tenu également à respecter sa parole, la restituant au plus près du prononcé, en patois mayennais fidèlement transcrit, avec quelques indispensables notes explicatives.

(C'était la première fois, à ma connaissance, que Trassard faisait si abondamment usage du parler régional dans l'un de ses livres. Il a récidivé depuis, avec L'homme des haies, paru en 2012 chez Gallimard.)


Causement, hommage au patois mayennais.
Éditions Le Temps qu'il fait, 2012.

Ce patois, « français local » ou « mauvais causement », disparaît peu à peu :

Aujourd’hui, en 2012, osons une mesure faite à l'oreille : les cultivateurs qui ont cinquante ans comprennent le patois, mais ils ne l'emploient presque plus.

On pourrait lui dresser une stèle funéraire et mémorielle, mais Jean-Loup Trassard a préféré écrire une agréable et érudite défense et illustration de cette langue, si longtemps méprisée et discréditée, qu'il parle, avec une certaine gourmandise, depuis l'enfance.

Il explique :

(...) J'avais l'impression, en mâchant ces mots-là, de produire des sons qui furent mêlés à la terre quand s'inscrivaient les premières ornières ou qu'étaient taillés les premiers champs puis, plus tard, finie la vaine pâture, élevés et battus à la pelle les talus de nos haies.

Là se rencontrent, en effet, et côtoient, parmi charrois, cultures, défrichements à la hache, à la houe, les racines gauloises et latines, graines semées entre les bruits de sabots et d'écuelles dans l'oreille des enfants, moisson par la génération suivante à la bouche de ses père et mère, patois issu du patois, soupirs, silences qui en disent long. Car tout est lié, le caractère des gens et l'ouvrage. agricole, les champs, chemins et fermes dispersées, les bêtes, les plantes, nous ensemble dans le temps humide, où le patois devient peut-être le langage des bêtes qui courent la nuit dans nos cultures. On parlait bien patois au chien, aux vaches, aux chevaux de trait (les tracteurs, eux, ne comprennent rien). Langage rapide, lettres avalées – la façon même de prononcer embrouille l'oreille du visiteur – langage pesant, dont l'accent tourne une terre profonde et se frotte aux écorces, où parfois la phrase non terminée disparaît dans le chemin qu'elle semblait creuser.

J'ai toujours tentation de laisser de telles sonorités un peu résonner dans ce que j'écris, comme si cette musique augmentait la présence de la campagne sur ma page pourtant muette.

Ce beau livre - aux éditions Le Temps qu'il fait, les livres sont tous beaux - est illustré de superbes photographies de l'auteur.

(Car Jean-Loup Trassard est aussi un grand photographe.)

Mais, comme le passage sur écran dénaturerait la richesse de leurs dégradés, je préfère insérer ici - par association avec la couverture de son livre, sans doute - une image plus ancienne qui représente, selon la légende du carnet où elle a été conservée, « la vieille cuisine de la ferme ».

C'est dans cette ferme qu'était né mon père.

On devait alors y parler aussi une sorte de patois...

Collection personnelle, cela va de soi...

jeudi 3 janvier 2013

Tiens, ceci est pour toi !

Durant la période un peu creuse où il est de tradition de déguster des marrons glacés, on a pu trouver, à côté des habituels palmarès qui regroupent par vingtaines ceux-ci et celles-là qui auraient tant marqué l’actualité passée, un nouveau marronnier en âge de fructifier. Qu'il ait été classé dans les rubrique Société, Économie, Consommation, Internet, ou Environnement & Société, le sujet a fait presque partout son apparition.

Il est vrai qu'il avait été judicieusement propulsé, le 20 décembre, par la publication, sur le blogue de PriceMinister, qui en était le commanditaire, des résultats d'« une étude quantitative réalisée en ligne par l’Institut OpinionWay » :

La revente des cadeaux de Noël divise toujours les Français

Y apprenait-on.

52% des Français déclarent être prêts à revendre un cadeau de Noël cette année contre 48% qui se refusent à l’envisager. Les principales raisons de la revente sont d’abord pragmatiques face à un cadeau reçu en double ou qui ne plaît pas, mais aussi écologiques et économiques.

Poursuivait le chapeau introductif.

Et la notule bloguistique mettait en évidence quelques résultats essentiels de l'étude menée par le très sérieux Institut sur cette intéressante idée de revente des cadeaux indésirables, qui a été lancée « avec humour », nous dit-on, il y a dix ans, par les dirigeants de PriceMinister. Celles et ceux qui lisent les pourcentages dans le texte pourront s'y reporter afin de peaufiner leur approche de cette nouvelle pratique mercantile. En devenant majoritaire, elle est d'ores et déjà passée dans les mœurs contemporaines et il faudra sans doute la considérer un jour comme une forme résolument moderne du vivre-ensemble.

L'humour de la maison est bien de saison...
(Image : PriceMinister Rakuten.)

Le résultat global de cette étude m'étonne un peu : j'estimais qu'il y avait nettement plus de 52 % de gougnafiers pragmatiques au sein de la population française...

Mais les détails m'ont rassuré : je n'ai reconnu, dans l'échantillon représentatif des revendeurs, aucune des personnes que j'aime.

Quant à celles et ceux à qui il arrive de me faire des cadeaux, je tiens à les rassurer également : je garde tous ceux que je reçois.

On m'offre souvent des livres, et je les retrouve parfois, vieillis, encrassés, jaunis, voire dépenaillés, mais toujours précieux.

En voici un, qui a bien résisté au passage du temps, à la fumée de mes cigarettes et à l'érosion des souvenirs. Il s'agit d'un petit livre intitulé L'oiseau philosophie et surtitré Duhême dessine Deleuze, paru en 1997 aux éditions du Seuil. Les dessins de Jacqueline Duhême y accompagnent de courts textes de Gilles Deleuze, choisis par Martine Laffon. Il m'a été offert par mon fils, alors âgé d'une dizaine d'années, et c'est peu de dire que j'en ai été, et en suis encore, plus que touché. Il l'avait choisi, m'a-t-on raconté, avec une étonnante détermination, désignant le livre sur le présentoir et indiquant d'un ton sans réplique : « Tiens, ça, c'est pour papa ! ».

Beaux présents sur fonds ancien,
dans la lumière hivernale.

Il ne me déplaît pas de retrouver dans le mot de ce très cher et très estimé gamin, qui a toujours su éviter la facilité du classique « mot d'enfant », une expression qui m'est coutumière...

Moi aussi, j'offre souvent des livres, et la plupart du temps hors saison. Il n'est pas rare qu'à la sortie d'une librairie, la personne qui m'accompagne me voie plonger dans mon sac, en ressortir un bouquin, empaqueté ou non, et lui tendre en disant : « Tiens, c'est pour toi ! »

En général, c'est une formule analogue - « Tiens, ceci est pour elle ! », « Tiens, cela est pour lui ! » - qui, dans sa banalité constatative et impérative, a accompagné mentalement, peu de temps auparavant, le choix que j'ai fait. Il faudrait sans doute plutôt dire que ce choix s'est imposé à moi en un moment que le langage courant édulcore en le nommant « coup de cœur » - à juste titre car il n'y a effectivement que dans ce domaine qu'on peut me reconnaître comme un « bon coup ». La formule articulée in petto marque ma pleine et entière acceptation de ce qui fait évidence : l'attribution non discutable - non négociable, dit-on parfois - d'un objet que j'ai distingué à une personne que j’aime...  Mais il semble qu'elle fait bien davantage. Peut-être à cause de la proximité qu'elle entretient avec les fameuses paroles de consécration du christianisme, on peut lui trouver un caractère performatif indubitable, prononçant et réalisant la séparation de l'objet choisi du domaine de la marchandise où je l'ai trouvé et d'où je le fais sortir pour le faire entrer dans une sphère qui semble bien être celle du sacré.

Si l'on s'arrêtait là, on pourrait en déduire que mon esprit, bien archaïque au demeurant, ne peut voir que de vils profanateurs en ces intéressants revendeurs de cadeaux de Noël...

En suivant le fil des apparences, et en grossissant, comme je l'ai fait, certains de ses brins, le geste d'offrir un cadeau semble être un rituel de sacralisation de l'objet choisi, ainsi détourné de son usage commun. Mais il convient de s'interroger sur cette notion d'usage commun que lui feraient retrouver les pragmatiques modernes, après un égarement passager dans le domaine du sacré dû aux errements sentimentalo-amoureux de certain(e)s inadapté(e)s au monde contemporain. Elle semble étroitement liée à ce statut intouchable de marchandise, que l'objet peut récupérer grâce aux services diligents d'officines telles que PriceMinister. Si l'on n'oublie pas que l'on peut aussi penser, comme le faisait Walter Benjamin, « Le capitalisme comme religion » - c'est le titre d'un fragment posthume (*) -, on peut se demander si la profanation salutaire n'est pas plutôt le fait de celui ou celle qui offre le cadeau...

« Tiens, c'est pour toi ! », dans toute la nudité gratuite de mon amitié et/ou de mon amour...



(*) Signalé par Giorgio Agamben, Profanations, traduit de l'italien par Martin Rueff, Rivages poche, 2006.


PS : Et pendant ce temps-là, nous avons changé de millésime. Je souhaite que cela nous fasse à tous une belle jambe.

jeudi 27 décembre 2012

Soirée d'anniversaire

Ce fut une bien curieuse idée que de me faire naître à la date où je suis né...

Mais je ne puis m'en prendre au choix que firent jadis mes chers parents puisque bon nombre d'indices convergents m'ont depuis longtemps conduit à penser qu'il n'y eut, de leur part, pas de choix du tout.

C'est donc à la veille d'une fin de monde annoncée qui fit long feu que j'entrai dans ma grande année climatérique.

Et cela fait une semaine qu'à ma grande surprise, cela dure...

Une ancienne tradition voyait en cette soixante-troisième, où je survis encore un peu, une année critique de la vie humaine. S'y rencontrent et s'y renouvellent, en effet, les influences cycliques des sept planètes, qui gouvernent la vie du corps, et des neuf muses, qui gouvernent celle de l'esprit...

On me pardonnera l'outrecuidance de renvoyer là-dessus à un billet de mon ancien blogue où, citations de Censorinus à l'appui, tout ceci se trouve un peu détaillé. Cela reste sans doute lisible, puisque, il y a deux ans,  j'étais beaucoup plus jeune que désormais, et j'avais par conséquent le style plus alerte et l'orthographe plus assurée.

Et puis, peut-être, voulais-je alors, sourire en coin, « au ciel bleu croire », comme disait « le Victor Hugo du XXe siècle »...

A moins que je n'y crusse vraiment :

Monique Morelli, Maintenant que la jeunesse...
Poème de Louis Aragon.
(extrait de Le nouveau crève-cœur, Gallimard, 1948.)
Musique de Lino Leonardi.

En taillant dans les vers de remplissage d'une plate horizontalité, assez coutumiers de notre auteur, d'habiles communicant(e)s pourraient utiliser cette parfaite aragonnerie pour vanter, auprès des « seniors » débutants, les « produits » qui leur ont été réservés, après étude minutieuse de leurs appétences en cours de réduction.

Malgré quelques désagréments et/ou alertes, je ne m'étais guère soucié de rejoindre cette classe d'âge officielle.

Mais le vieillissement est aussi affaire d'identité sociale, celle qu'atteste certains papiers ou qui se lit dans le regard des autres.

C'est ainsi que je fus rappelé à l'ordre, il y a deux mois, lors d'une réunion amicale où j'avais été indirectement invité par un pétulant jeune homme, à quelques jours de son anniversaire. J'y fus présenté à l'assemblée de trentenaires - ou en voie de l'être - qui s'était réunie chez lui comme un exemplaire d'humanité vétuste, et j'y fus traité comme tel, sur un ton gentiment goguenard mais insistant, dans la conversation qui s'installa. Je sentais que cela n'était pas le simple reflet ironiquement bienveillant de mes propres pirouettes sur mon âge canonique, et il me fut assez difficile de prendre ce qui venait comme cela venait et cum grano salis - d'autant que la mouture n'était pas trop fine. Je finis par me demander si l'on ne m'avait pas réservé un rôle pour un dîner de (vieux) con...

Mais de dîner, il ne fut pas question. J'ignorais qu'il s'agissait d'une soirée collective à thème défoulatoire - beuverie effrénée, partouze forcenée, défonce carabinée, tournoi de mikado ou marathon de karaoké, peu importe... Lorsque je quittai les lieux, le maître de cérémonie, après s'être poliment inquiété de ma santé déclinante, me confia que finalement, oui, il avait eu tort de me faire dire de venir. Je me gardai bien de l'assurer que, oui, cela avait été une erreur.

Cela en aurait été une à n'importe quel âge de ma vie, mais la sensation de mise à l’écart pour cause d'ancienneté a persisté, et creusé son sillon, qui, depuis, a tout à fait pris l'apparence d'une ride...

Avant de vivre avec intensité le « passage de la soixantaine » dont on me parle ici ou là depuis une bonne poignée d'années, de m'inscrire aux clubs des seniors de Trifouillis-en-Normandie, et de partir avec eux et ma valise à roulettes vers ces pays où « il fait un temps à n'y pas croire », il va falloir que je soigne cette dépression climatérique qui gagne du terrain.

Un article du Figaro Santé me rassure partiellement : la faculté s'inquiète de plus en plus sérieusement de la « dépression des seniors ». L'encadré des symptômes caractéristiques, où je fais quasiment un sans faute, confirme mon auto-diagnostic. Cependant - et c'est toujours le cas lorsque je me trouve une maladie -, certaines modalités de soins m'inquiètent un peu. On peut y lire, en effet, que, si le recours aux anti-dépresseurs est en général efficace,

En cas d'échecs thérapeutiques ou de contre-indications médicales à ces médicaments, il reste alors la solution des électrochocs: « Deux à trois séances hebdomadaires (sous anesthésie générale) pendant trois ou quatre semaines suffisent le plus souvent. Hormis quelques troubles de la mémoire dans les semaines qui suivent, il n'y a pas d'effets indésirables gênants et les résultats sont vraiment bons. Il ne faut donc pas en avoir peur quand toutes les autres solutions ont été épuisées », conclut le Pr Boulenger. Ce qui compte, c'est l'obtention d'un bon résultat…

De quoi me flanquer des angoisses en prime...

mercredi 12 décembre 2012

Il y a des semaines où...

Entres autres, j'ai adopté, bien sûr, la devise des éditions Saravah, fondées en 1965 par Pierre Barouh...

Il y a des années où l'on a envie de ne rien faire.


La Bonne franquette est un établissement, sis dans le XVIIe arrondissement - au numéro 2 de la rue des Saules -, qui se présente comme un « restaurant atypique Paris ». En plus de sa carte, il affiche pour devise :

Aimer, manger, boire et chanter.

Pierre Barouh y donnera, dimanche prochain, à je ne sais quelle heure, un mini-récital et en profitera pour prodiguer des dédicaces à profusion.

Je n'y serai probablement pas.

Car il y a des semaines où j'ai envie de ne rien faire.

 
PS : Avec des billets comme ça, je vais bientôt pouvoir touitter comme tout le monde...