"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

jeudi 23 août 2012

Un vieil emmerdeur

Pour qui voudrait évaluer la notoriété littéraire d'un(e) auteur(e) au nombre de lignes de la notice qui lui est consacrée dans ouiquipédia, celle de Catherine Lépront apparaîtrait bien mince. Au lendemain de sa disparition, elle ne comportait qu'une ligne :

Catherine Lépront est une nouvelliste, romancière, dramaturge et essayiste française née au Creusot en juin 1951 et morte à Paris le 19 août 2012.

Suivie de :

Biographie

Cette section est vide, insuffisamment détaillée ou incomplète. Votre aide est la bienvenue !

Et de la liste de ses livres...

(Les liens des notes avaient tous été consultés le 20 août 2012, ce qui laisse supposer que cette entrée ouiquipédique fut créée le même jour.)

Après tout, les curieuses et curieux de la chose biographique pourront grappiller, ici ou , quelques éléments sur la vie de Catherine Lépront. Mais ce qu'il faut souhaiter c'est que les autres lisent ses livres, ils y devineront assez qui elle a été...

Pour ma part, et bien qu'on la déclare bienvenue, je ne compte pas apporter mon aide à ouiquipédia...

D'ailleurs, cette vie, je ne la connais que très peu...

Catherine Lépront.
(Photo : Sipa.)

Je connais peut-être davantage celle de Lic, son grand-père maternel, ce « vieil emmerdeur » dont elle dresse un portrait dans Le passeur de Loire, paru en 1990 aux éditions Gallimard, dans la collection L'un et l'autre.

Mon frère aîné et mes sœurs sont nés à Paris. Notre plus jeune frère naîtra à Orléans. Je suis née ici, à quelques pas de la maison du Creusot. Lic dit qu'il a été le premier à me voir, et que j'avais les yeux ouverts. La belle affaire. Une aveugle aux paupières levées, c'est comme une fenêtre béante sur la nuit noire, sans étoiles et sans lune, sur une ville endormie sans éclairage public, sur un mur, que sais-je ?, un monde en panne. Il faudrait le lui dire un jour, que, contrairement à ce qu'il laisse entendre en précisant que j'avais les yeux ouvert, aucun regard n'a été alors échangé.

Il n’empêche. Cela crée des liens singuliers.

Certes, « des liens singuliers » mais qui resteront dans la distance. A l'exception d'un récit de son enfance, faite à une enfant encore « assez petite pour qu'à table, on soit obligé de [la] surélever en glissant sous [s]es fesses, en guise de coussin, un volume de l'Encyclopædia Universalis - très inconfortable - », sa petite-fille ne recueillera pas les confidences de son grand-père... Plus tard, pour répondre à ses questions, qu'il trouve « assommantes », sur son rôle durant la seconde guerre, il lui donnera à lire, afin de ruiner ses rêves d'un grand-père résistant, la lettre ignoble qu'il avait reçue, le 7 novembre 1940, d'un certain  LF Destouches, et à laquelle il n'avait pas répondu. Lic, médecin militaire, professeur agrégé de médecine au Val-de-Grâce, était alors directeur de la Santé, à Paris, et il le fut de 1940 à la Libération. « J'ai été prié de quitter l'armée. », explique-t-il...

Il ajoute : bien sûr, et rien d'autre, comme si cela n'était pas nécessaire, comme s'il pouvait y avoir quelque logique, pour moi, à ce qu'il ait été prié de quitter l'armée, qu'il soit entré aux usines Schneider, et vive aujourd'hui, à Saint-Jean-le-Blanc, Loiret, une existence d'ermite, refusant toute invitation et toute visite.

De ce grand-père déconcertant, la petite-fille recevra beaucoup, car si le vieil homme n'est guère enclin à évoquer ses souvenirs, il aime partager avec elle la pratique des arts auxquels il s'adonne, dans son atelier, en activités bien réglées, sculpture, peinture, musique... Il ne manque pas de talent en ces domaines, mais il a depuis longtemps tourné le dos à toute créativité personnelle. Au Creusot, où il pouvait les faire cuire dans le voisinage des hauts fourneaux, il ne modelait que des figurines aussi académiques que possible, et à Saint-Jean-le-Blanc, il ne fait qu'appliquer son infaillible sens des couleurs et de leurs nuances à reproduire, les unes après les autres, les tapisseries de La Dame à la Licorne... Au piano, il s'amuse à « massacrer » Mendelssohn et à extraire de Chopin sa « substantifique vulgarité », mais s'interdit par ailleurs tout écart : se surprenant à ralentir, il met en marche le métronome. Lic est un homme qui sait que Phantasie est un mot allemand intraduisible, et qui manque souvent de la plus ordinaire fantaisie, comme si, lui aussi, ne supportait que la perfection. Malgré l'ampleur de ses lectures - outre sa langue maternelle, il lisait l'espagnol, l'italien, l'allemand et l'anglais -, il semble avoir été à peine moins rigoriste en littérature, se contentant de couvrir les marges des traductions qu'il avait en main de remarques acerbes, avec références.

Ce qu'il a légué, enseigné, inculqué à sa petite-fille, on le trouve dans ce qu'elle a écrit plus tard, mais on se demande comment son imagination et sa créativité ont pu résister à cette forme de transmission un peu tyrannique.

C'est une grande part du génie des petits-enfants que de survivre à leurs grands-parents...

... sans rien oublier.

Mais son dernier geste a été aussi plus fantaisiste que ceux qu'il avait jamais accomplis un stylo, un crayon ou un pinceau à la main, avec la terre des figurines ou même à son piano. Vieillard, il a parcouru en une journée la seconde partie du trajet du bricoleur sur laquelle il avait toujours refusé de s'aventurer : il a détourné de son usage ordinaire la ceinture de sa robe de chambre que je l'avais vu sans arrêt serrer et desserrer avec nervosité, et la fenêtre à laquelle il l'a accrochée pour se pendre.

C'était un dimanche de septembre, à l'heure où, là-bas, au-dessus du terreau, les noisettes étaient exquises sous leur pelure amère.

Pour savoir ce que Catherine Lépront faisait résonner en cet accord final, il vous faudra lire son livre.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire