"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

samedi 23 juin 2012

Quarante ans de grand style

Malgré le goût immodéré pour les comptes ronds manifesté de toute éternité par les tenanciers des gazettes, un anniversaire risque de passer inaperçu. Il s'agit de celui de La Hulotte, « le journal le plus lu dans les terriers », qui vient de fêter, dans la plus grande discrétion médiatique, ses quarante ans d'existence en publiant son numéro 97. Certes, il est difficile de prétendre que 97 est un « chiffre » d'une remarquable rondeur, mais il est premier et l'on peut estimer que les nombres premiers mériteraient davantage de considération de la part des messieudames de la presse.
 
Pour fêter ses quarante ans, la Hulotte a invité
un animal guère plus pressé qu'elle :
l'Escargot des haies.

Nos amis chroniqueurs scientifiques pourraient conter à leurs lecteurs attentifs la belle histoire de cette vénérable « revue naturaliste française », comme dit ouiquidédia. Ils pourraient narrer la naissance de La Hulotte des Ardennes, bulletin de liaison ronéoté d'un réseau de clubs « nature » que pensaient fonder Pierre Déom, instituteur à Rubécourt, et quelques uns de ses amis. Ce serait l'occasion de réexpliquer que les cinq premiers numéros, ne contenant essentiellement que des informations locales, ne seront probablement jamais réimprimés. Il faudrait alors retracer, avec plus ou moins de détails chronologiques, comment cette modeste feuille mensuelle est devenue une publication « irrégulomadaire » - le rythme est actuellement d'environ deux parutions par an - proposant à ses abonnés, à chaque numéro, une monographie naturaliste sur des plantes ou des animaux très facilement observables. Les chroniqueurs les mieux documentés - ceux qui auraient accès à la collection complète - pourraient nous faire cela avec toutes les statistiques qu'il faut pour faire très sérieux. Les autres signaleront probablement que La Hulotte, paraissant moins de quatre fois par an, s'est vue retirer, en 1984, son numéro de Commission paritaire des publications et des agences de presse - CPPAP -, et qu'elle a ainsi perdu les quelques avantages qui allaient avec. Enfin, tous pourront ajouter, en direction d'un lectorat appréciant ce genre de précisions pratiques, que La Hulotte est aussi une entreprise, les Éditions Passerage, qui employait, en 2009, une dizaine de salariés. 

Tout ceci pourrait se rédiger, bien sûr, en parodiant le style de la vénérable quadragénaire, sous la forme d'un récit retranscrit d'un entretien avec La Hulotte elle-même.

La Hulotte, en effet, a imposé un style bien personnel dans la littérature consacrée à l'histoire naturelle. Elle en a renouvelé la tradition en introduisant dans la description des espèces végétales ou animales une approche de prime abord rigolarde. Un des procédés les plus utilisés consiste à personnifier la vedette du numéro et à la faire parler à la première personne, et non sans humour, de sa survie, de sa vie et de ses œuvres. Les plus jeunes lecteurs s'y amusent à retrouver le pays connu des contes et des fables - et y apprennent beaucoup de choses. Certains lecteurs plus âgés aussi, que l'on rencontre parfois accroupis au fond de leurs jardins ou au bord des chemins, ouvrant des yeux de gamins émerveillés. D'autres, dans cette même catégorie sénior, m'ont parfois semblé plus réticents, estimant que ce type de présentation, pour utile qu'elle soit, devait être réservée, mais avec modération, aux plus jeunes. Les plus subtils de ces critiques soulignent que les fantaisies de La Hulotte frôlent de très près l'anthropomorphisme, qui est, on le sait, un gouffre où la vraie pensée rigoureuse se perd, et par conséquent une manière de péché contre l'esprit scientifique. Mais on peut se demander si certains exposés classiques de biologie animale ou végétale, fondés sur le paradigme évolutionniste et expliquant tout, ou presque, par des stratégies adaptatives, ne suggèrent pas davantage une assimilation des espèces à des organismes humanoïdes maîtrisant de très habiles tactiques pour persévérer dans leur être...

Aucun bonnet de nuit de mes connaissances, cependant, n'émet la moindre critique sur la qualité de la revue. Bien au contraire, on loue la clarté de la mise en page, la finesse des dessins et la lisibilité des photographies, apparues depuis peu. Quant au contenu, basé sur la documentation la plus complète possible, et souvent révisé par un universitaire spécialiste de la question - bestiole ou mauvaise herbe -, chacun accorde qu'il est de la plus grande exactitude. La souriante encyclopédie que constitue maintenant la collection (presque) complète de La Hulotte peut prendre place aux côtés des ouvrages de ses plus grands prédécesseurs, le Systema Naturæ de Carl von Linné ou l'Histoire naturelle du comte de Buffon. En pondérant par le nombre de pages imprimées, la densité d'imprécisions, d'idées reçues et d'erreurs que l'on risque d'y rencontrer est beaucoup moins grande...

Présenter sérieusement les choses sans se prendre au sérieux, c'est peut-être le style même de La Hulotte.


Une grande série dramatique récente :
Le Journal de la Reine des Frelons.
Numéro 92 : seule au monde
Numéro 94 : le château de ma mère
Numéro 95 : les derniers jours de la classe ouvrière

Mais, ainsi qu'aurait pu le dire Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, s'il avait été, sur la fin de sa glorieuse vie, atteint d'oulipisme par anticipation, « le style est la plus grand conquête de l'homme ».

Si, derrière le style de La Hulotte, on cherche l'homme, on rencontre immanquablement Pierre Déom qui, depuis quarante ans, est le maître d’œuvre de chaque numéro de La Hulotte. C'est lui qui choisit le sujet, pioche la documentation, collecte les observations complémentaires, rédige les textes et peaufine les dessins à l’encre de Chine. Il estime que la mise au point des quarante pages d'un numéro lui demandent un millier d'heures de travail, ou plus...

Modeste, et ayant assez à faire comme cela, Pierre Déom s'intéresse davantage à celles de ses Ardennes natales qu'à la faune et la flore des grandes plateformes médiatiques. On trouvera pourtant, dans les archives de l'Express, la retranscription d'un entretien où il revient sur les débuts de la revue, sa façon de travailler, son opposition aux OGM ou la naissance de sa vocation d'« écologiste avant l'heure » :

Je me suis intéressé à la nature assez tardivement. Comme la plupart des campagnards, je n'étais pas intéressé par la nature ; elle était bien trop banale. En fait, je l'ai découverte en lisant Raboliot, de Maurice Genevoix. Ce livre m'a fait comprendre combien elle était complexe, grouillant d'espèces et de choses étranges que je n'avais jamais imaginées. J'ai ensuite passé plusieurs années à baguer des oiseaux, et c'est là que j'ai pris conscience du problème de la destruction de la nature. C'était au tournant des années 1970. Nous étions dans les glorieuses années pompidoliennes, avec beaucoup de grands projets très dévastateurs pour l'environnement. Dans le centre des Ardennes, on a fait disparaître de nombreux marais qui abritaient des espèces maintenant disparues à jamais. On considérait ces marais comme inutiles, alors on les remplaçait par des champs de maïs. A l'époque, le mot écologie n'existait pas. Inutile de dire que les esprits n'étaient pas très mûrs pour cette notion.

Pour en conclure que le style du créateur de La Hulotte a été fortement influencé par l'immortel Genevoix, il faudrait faire un pas dont l'amplitude m'effraie...


PS :

Un jour, j'ai décidé que j'étais abonné à vie à La Hulotte.

Ce n'est pas insurmontable : il suffit de se réabonner de temps en temps...

Faites donc comme moi, et ensemble souhaitons longue vie à la dame des Ardennes.


Audacieuse anticipation :
La Hulotte, radieuse, fête son jubilé de diamant.
(Photo : abaca press.)

7 commentaires:

  1. "Un jour, j'ai décidé que j'étais abonné à vie à La Hulotte".
    C'est tout à fait ça : une fois que l'on est abonné à ce merveilleux magazine, on ne peut imaginer ne plus le recevoir. On ressentirait alors un manque certain.
    Grâce à La Hulotte qui m'a fourni les graines, j'ai de jolies Cardères cultivées qui poussent dans mon jardin. Utilisées autrefois dans l'industrie textile, elles auraient pu disparaître. En distribuant ces graines dans toute la France, le journal contribue à la multiplication de ce petit chardon.

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  2. Je n'ai jamais su me décider à adopter une cardère des villes (pourtant on la cultivait dans mon village, pour les utiliser dans l'industrie drapière jadis florissante dans la région). Mais il faut dire que j'ai déjà beaucoup de mal à faire pousser des radis.

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    1. Oh, elle ne sont pas exigeantes et poussent toutes seules ! Les graines plantées il y a deux ans continuent à donner des petits chardons gracieux.
      Cela peut sembler idiot, mais mon seul souci est de reconnaître le bon moment pour récolter les graines et les transmettre à mon tour...

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    2. C'est bien ce que je pensais : aussi difficile que les radis...

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  3. C'est rigolo, ce filon plus ou moins désintéressé de vouloir sortir de l'anthropomorphisme — comme si nous étions équipés, et assez attentionnés, pour percevoir à la fois pleinement avec les cinq (d'autres disent six) sens de l'engeance humaine, plus d'autres encore : ceux, réels ou fantasmés, de tout le monde vivant qui se trouve à notre merci — se greffer les yeux à facettes de la mouche bleue et la tête perceuse de la tique à la saignée du bras, trop fort !

    Tant que ça n'est pas possible (mais l'illusion adverse se vend si bien), longue vie à La Hulotte, piqué aérien de mouches à merdre sur ceux qui m'ont piqué mon Buffon, et grand tant pis à ceux qui vendent 1 € dans les vides-greniers les Scènes de la vie des insectes de Fabre (délicieuse petite édition écossaise Nelson, Paris, 1933), si on prend en même temps l'Automne allemand de Stig Dagerman («ça nous débarrasse»). Entre les deux, sur soixante graines de haricots verts, une a germé avant de s'éteindre face à des vies étranges qui me chatouillent et s'incrustent quand je respire cette terre nouvelle : «savant brigandage de la vie jusque chez les moindres», dit Fabre (oui, le style sauve).

    Par ailleurs : jamais entendu parler des cardères. Si on en sème avec les graines de haricots verts en attendant les radis mortifiés par des cohortes (j'ai les noms), ça améliore ?

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  4. Le Dagerman en prime !

    Tu vis dans un pays de cocagne...

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  5. Cocagne oui, haricots non ! Tu crois que certaines lectures peuvent ruiner les petits germes nouveaux qui n'attendent que de verdir ?

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