"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

mardi 30 octobre 2012

Quelques parcelles de gloire

J’étais allongée nue, toujours nue. Ils pouvaient venir une, deux ou trois fois par jour. Dès que j’entendais le bruit de leurs bottes dans le couloir, je me mettais à trembler. Ensuite, le temps devenait interminable. Les minutes me paraissaient des heures, et les heures des jours. Le plus dur, c’est de tenir les premiers jours, de s’habituer à la douleur. Après, on se détache mentalement, un peu comme si le corps se mettait à flotter. 

Et plus loin :

Massu était brutal, infect. Bigeard n’était pas mieux, mais, le pire, c’était Graziani. Lui était innommable, c’était un pervers qui prenait plaisir à torturer. Ce n’était pas des êtres humains. J’ai souvent hurlé à Bigeard : “Vous n’êtes pas un homme si vous ne m’achevez pas !” Et lui me répondait en ricanant : “Pas encore, pas encore !” Pendant ces trois mois, je n’ai eu qu’un but : me suicider, mais, la pire des souffrances, c’est de vouloir à tout prix se supprimer et de ne pas en trouver les moyens.

Ces phrases sont de Louisette Ighilahriz, résistante algérienne capturée par l’armée française le 28 septembre 1957, et transférée, grièvement blessée, à l'état-major de la 10e division parachutiste. Elles ont été recueillies par Florence Beaugé, journaliste au Monde, qui les a publiées le 19 juin 2000.

Je les ai relues après avoir découvert, sur le site du Ministère de la défense, dans quels termes y était annoncé le « Transfert des cendres du général Marcel Bigeard » - c'est le titre de la page - au Mémorial des Guerres en Indochine, à Fréjus, prévu pour le 20 novembre prochain.

(Feu le général aurait, nous avait-on dit, souhaité que ses cendres soient dispersées au-dessus de la cuvette de Ðiện Biên Phủ, afin d'y « rejoindre ses camarades tombés au combat », mais les autorités vietnamiennes n’avaient pas donné leur accord. Monsieur Gérard Longuet, alors ministre de la Défense, avait obligeamment proposé de recueillir ces cendres en grande pompe aux Invalides. Cette idée, à laquelle près de 10 000 pétitionnaires s'étaient opposé(e)s, avait été abandonnée... Je ne sais qui a proposé l'alternative du transfert à Fréjus, mais c'est le nouveau ministre, monsieur Jean-Yves Le Drian, qui devrait procéder.)

L'annonce avec portrait, dans son environnement.
(Copie d'écran, defense-point-gouv-point-effer.)

Cette annonce aurait pu être aussi balbutiante ou aussi atone que bien d'autres émanant de l'actuel gouvernement, mais la plume du ministre - ou le ministre lui-même - a choisi d'adopter le style bravache propre au défunt pour, en quelque manière, anticiper l'hommage qui lui sera rendu.

Le 18 juin 2010, jour anniversaire de l’Appel du général de Gaulle, le général de corps d’armée Marcel Bigeard quittait, debout, à 94 ans, le ring sur lequel il disait, avec un sourire un peu narquois, livrer son dernier round.

Bien plus qu’un chef, le général Bigeard, était un meneur d’hommes. Celui vers qui les regards se tournent naturellement dans les moments les plus difficiles ; celui qui cultive le goût de l’exigence et de la « belle gueule », celui qui enseigne que pour « être et durer » il faut être souple comme le cuir et trempé comme l’acier.

Blessé cinq fois, titulaire de 24 citations individuelles, le général Bigeard était le type même du combattant perpétuel. Du stalag 12A, dont il s’évade après trois tentatives infructueuses, au maquis de l’Ariège ; des cuvettes de Ban Som et de Dien-Bien-Phu en Indochine aux djebels algériens ; de Madagascar au Sénégal, il n’avait de cesse de conduire ses « lézards verts » pour quelques parcelles de gloire.

Il n'y a même pas besoin d'ajouter quelques notes de clairon en arrière-fond musical...

Mais, par précaution, voici le premier couplet de celui de Paul Déroulède. 
(Paroles de Paul Déroulède mises en musique par Émile André.)

Après toute cette enflure, il faut revenir à la simple dignité des mots que Louisette Ighilahriz prononçait d'une voix blanche, il y a une douzaine d'années, devant une journaliste, et poursuivre son récit :

Un soir où je me balançais la tête de droite à gauche, comme d’habitude, pour tenter de calmer mes souffrances, quelqu’un s’est approché de mon lit. Il était grand et devait avoir environ quarante-cinq ans. Il a soulevé ma couverture, et s’est écrié d’une voix horrifiée : « Mais, mon petit, on vous a torturée ! Qui a fait cela ? Qui ? » Je n’ai rien répondu. D’habitude, on ne me vouvoyait pas. J’étais sûre que cette phrase cachait un piège.

De piège, il n'y avait pas. Cet homme la fera évacuer vers un hôpital d'Alger, où elle sera soignée avant d'être emprisonnée et jugée. Il avait grade de commandant, était peut-être médecin militaire, et Louisette Ighilahriz avait seulement entendu prononcer son nom, Richaud. Plus de quarante ans après, en livrant son récit au Monde, elle espérait encore le retrouver afin de pouvoir le remercier...

Deux jours après, le quotidien publiait les réactions des deux généraux Bigeard et Massu.

Le premier article retranscrit un entretien de Florence Beaugé avec le général Bigeard. La « belle gueule » l'ouvre grand, dans le style paranoïde du « meneur d'hommes » en fin de carrière parlant de lui-même à la troisième personne :

Le témoignage de cette femme est un tissu de mensonges. Il n’y a jamais eu de femme prise à mon PC. Il s’agit de démolir tout ce qu’il y a de propre en France. Bigeard en train de pratiquement violer une femme avec Massu, c’est inimaginable ! Massu, qui est un type très croyant, doit en être malade de lire ça. Tout est faux, c’est une manœuvre.

(...)

Elle dit que cet homme qui l’a libérée est venu, un jour, a soulevé sa couverture et l’a sauvée ! Comme si un homme pouvait, comme ça, entrer, sortir et la faire évacuer de cet endroit. Ça ne ressemble à rien. De même, comme si on ne pouvait pas retrouver un médecin militaire commandant au bout de quarante-trois ans !

Sur ce point, Florence Beaugé insiste :

Donc, le nom du commandant Richaud ne vous dit rien ?

Pour s'entendre répondre :

Non, ça ne me dit rien du tout. Et s’il existait vraiment, on aurait pu le retrouver. Surtout pendant quarante-trois ans. Mais bousiller un homme comme Bigeard !

Et tout se termine entre reproche et menace :

Vous êtes en train de mettre un coup de poing au cœur d’un homme de quatre-vingt-quatre ans. Il y a de quoi se flinguer. Cela me fiche un sacré coup. Mais dites-vous bien que le vieux, à quatre-vingt-quatre ans, il est battant, et qu’il sait mordre encore...

A côté de cette logorrhée égocentrique, sont rapportés, dans un second article, les propos du général Massu, beaucoup plus mesurés :

Interrogé sur les propos de Louisette Ighilaghiz, le général Massu, qui, avec constance depuis 1971, a toujours reconnu publiquement l’usage de la torture en Algérie, répond qu’il ne se souvient pas de cette histoire particulière. "Personnellement, dit-il, je n’y ai pas été mêlé directement. " Il accorde cependant du crédit à un récit témoignant d’une réalité qui " faisait partie d’une certaine ambiance à Alger ", et qu’aujourd’hui il regrette. Le général Massu ajoute qu’il a très bien connu le commandant Richaud, " un homme de grande qualité et un humaniste ", et propose d’aider la résistante algérienne à retrouver les proches de ce dernier.

On devait aussi apprendre que le commandant Richaud était alors mort depuis deux ans.

Ces « regrets » que le général Massu avait exprimés à la suite du témoignage de Louisette Ighilahriz, devaient relancer le débat sur l'usage de la torture durant la guerre d'Algérie - Florence Beaugé revient là-dessus dans un article plus récent, publié en mars 2012 dans le hors-série du Monde, Guerre d'Algérie. Mémoires parallèles. 

Mais ces « regrets », le général Bigeard ne les exprimera jamais, préférant défendre ses « parcelles de gloire » et ne parler de la torture que comme un « mal nécessaire ».

Alors honorer la mémoire de cet homme ?

Non merci.

Contrairement à bon nombre de ceux qui ont croisé la route de ses hommes, la dépouille du général n'est pas restée sans sépulture...

Paix à ses cendres, donc, mais qu'on n'en parle plus !


PS : La pétition suivante est en ligne :

Non à tout hommage officiel au général Bigeard

Il y a deux ans, le ministre de la défense du précédent gouvernement, Gérard Longuet, venu des rangs de l’extrême droite, avait conçu l’idée de transférer les cendres du général Bigeard aux Invalides. Une pétition, signée par 10.000 citoyennes et citoyens, fut pour beaucoup dans l’échec de cette provocation. Or, voici que le nouveau ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, remet sur pied un hommage de même nature, ce 20 novembre, avec une variante : le transfert de ces cendres au Mémorial de Fréjus, dédié aux combattants d’Indochine. Notre pétition était intitulée « Non à un hommage officiel au général Bigeard » : il fallait entendre : « Non à TOUT hommage ».

Aucun de nos arguments, en effet, n’est obsolète.

On nous présente encore et toujours cet officier comme un héros des temps modernes, un modèle d’abnégation et de courage, au mépris de tous les témoignages, de toutes les études historiques sérieuses. En fait, Bigeard a été un acteur de premier plan des guerres coloniales, un « baroudeur » sans principes, utilisant des méthodes souvent ignobles. En Indochine et en Algérie, il a laissé aux peuples, aux patriotes qu’il a combattus, aux prisonniers qu’il a « interrogés », de douloureux souvenirs. Aujourd’hui encore, dans bien des familles vietnamiennes et algériennes, qui pleurent toujours leurs morts, ou dont certains membres portent encore dans leur chair les plaies du passé, le nom de Bigeard sonne comme synonyme des pratiques les plus détestables de l’armée française.

Qu’un gouvernement élu par le « peuple de gauche » persiste dans ce projet laisse à penser que l’intervention citoyenne est plus que jamais nécessaire. Nous n’abandonnerons pas, en ce qui nous concerne, ce combat.

Non, décidément, NON, cent fois NON, à TOUT hommage au général Bigeard.

Parmi les premières signatures figure celle de Louisette Ighilahriz.

4 commentaires:

  1. bigeard, bigeard, vous avez dit bigeard ?
    L'homme des crevettes ?
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Crevette_Bigeard
    yelrah.

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    1. Oui, oui.

      (J'indique ce lien en fin de billet, à l'avant-dernière ligne.)

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