"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

lundi 1 octobre 2012

Bonnes feuilles pour l'automne

Il ne s'agira pas de bonnes feuilles extraites du Manifeste pour une droite décomplexée, de monsieur Jean-François Copé, à paraître très bientôt chez Fayard, et encore moins de passages croustillants détachés du Manifeste pour une gauche décomplexée, de monsieur Manuel Valls, à paraître un peu plus tard - mais avant 2017 - aux Presses de La Pensée Socialiste Décomplexée.

Alors qu'il a dû en faire servir un à monsieur Valls - afin de pouvoir lui reprocher, bien amicalement, des emprunts d'idées -, Monsieur Copé n'a pas jugé opportun de m'envoyer un exemplaire de son ouvrage.

 Mais, l'eût-il fait et eussé-je lu sa prose, encore eût-il fallu que j'y trouv(ass)e de bonnes feuilles...

J'ai donc, ces jours-ci, continué la lecture d'un petit livre paru au printemps dernier aux Éditions Libertalia, dans la collection À boulets rouges.

Pierre Tevanian,
Dévoilements ;
Du hijab à la burqa :
 les dessous d’une obsession française.

En cet automne où, dans une atmosphère très compréhensive à l'égard de l'islamophobie et toute autre forme de racisme, certain(e)s proposent, et d'autres pratiquent, de nouvelles proscriptions du « voile islamique » dans l'espace public, il n'est pas inutile de (re)lire cette nouveauté printanière. Les réflexions que Pierre Tevanian consacrait à ce qu'il appelle « une obsession française » n'ont rien perdu de leur actualité, et surtout de leur acuité.

On aimerait que tou(te)s les spécialistes - entre autres « féministes », mais pas que - qui ressassent, à longueur de faux débats, leur sémiologie définitive du voile, puissent lire, avec la plus grande honnêteté intellectuelle, son premier chapitre. Tevanian y détaille, avec une patience de saint philosophique, « le caractère singulièrement paradoxal de la gigantesque campagne "anti-burqa" » qui a abouti, sous les applaudissements de l'opinion publique, à la loi de 2011. Il examine avec minutie, et dans leur enchaînement logique, trente « paradoxes » - mais on pourrait aussi bien parler de contradictions, ou de sophismes - du discours antivoile. On se dit, bien sûr, que ce bel exercice de démolition dialectique de fausses certitudes risque de n'ébranler aucun esprit déjà (con)vaincu par le pilonnage argumentatif de ces dernières années. Il risque de n'arracher, ici ou là, et dans les meilleurs des cas, que de maigres « oui, mais... oui, mais non... ». Mais Pierre Tévanian, qui enseigne la philosophie, sait que l'art de persuader est une longue patience...

Fronton d'une école en train de tomber en ruine.
(Quelque part en Loire-Atlantique, ou ailleurs ?)

C'est avec le même soin analytique que sont examinées les distorsions que l'on a fait subir au grand mot de « Laïcité », qui ne devrait pas tarder à remplacer, sur les édifices publics, celui de « Liberté » :

UN TOURNANT THÉOLOGIQUE

« Laïcité sacrée » : cet invraisemblable slogan, figurant sur des autocollants arborés lors d'une manifestation commémorant le centenaire de la loi de 1905, indique à quel point le signifiant laïcité a été sacralisé dans le débat public. D'un principe organisateur de la société, dont les modalités restent soumises au débat démocratique, à la critique et à la révision permanentes, on a fait une valeur intemporelle, dont la simple invocation est supposée pouvoir régler, comme par exorcisme, tous les problèmes sociaux. On est ainsi passé d'un rapport d'altérité entre la laïcité et le religieux à rapport de rivalité mimétique - que résume bien la formule suivante, récurrente dans le débat sur le voile à l'école, de Nicolas Sarkozy jusqu'à la gauche et l'extrême gauche : « Quand on rentre dans une mosquée, on doit enlever ses chaussures. De même, quand une élève rentre dans une classe, elle doit enlever son foulard. »

C'est ce « de même » qui pose problème, car il revient à concevoir l'école sur le modèle du lieu de culte et la laïcité sur le modèle de la religion. Cette manière de reproduire la logique religieuse - et de se placer par là même en concurrence avec les autres religions - s'oppose radicalement à la laïcité du début du XXe siècle, qui fut au contraire l'invention d'une autre logique : la mise en place d'un autre type de règles, qui ne font pas de l'interdit vestimentaire un point d'honneur. Nous devons justement ne pas faire la même chose avec le voile d'une élève qu'avec nos chaussures dans une mosquée, pour la simple raison qu'une salle de classe n'est pas une mosquée, qu'elle n'est pas un espace religieux mais un espace laïque, et qu'un espace laïque est un espace pragmatique - c'est-à-dire, dans le cas de l'école, un espace dans lequel les règles sont fondées sur l'activité pédagogique : est permis tout ce qui est compatible avec le travail des professeur-e-s et de leurs élèves, n'est interdit que ce qui y fait obstacle.

Un espace laïque, c'est aussi un espace non dogmatique, c'est-à-dire un espace ouvert à la discussion, y compris sur la ou les significations qu'il faut donner à tel ou tel objet, phénomène, signe ou vêtement. Seul le rituel religieux assigne une signification unique (soit pieuse, soit impie) à un vêtement ou à un geste. En décrétant qu'un foulard couvrant les cheveux est nécessairement un signe, qu'il vise nécessairement à « manifester ostensiblement une appartenance »), et qu'une telle volonté est nécessairement une attaque portée à la laïcité, l'institution transforme l'heure de cours en rituel religieux, dans lequel elle se donne le rôle du clergé veillant à l'orthodoxie des faits et gestes de chacun.

Cette nouvelle religion de la laïcité a d'ailleurs son clergé (les éditorialistes) et même ses théologiens : le philosophe Henri Pena-Ruiz* notamment, qui développe autour de la laïcité un discours apologétique totalement abstrait, relevant davantage de la métaphysique ou du catéchisme que du droit, de la politique ou de la sociologie - ou encore les essayistes Régis Debray, Max Gallo et Alain Finkielkraut, qui assument et revendiquent la dimension religieuse que la loi du 15 mars 2004 confère à la laïcité. Selon ces auteurs, le problème majeur de notre société serait la perte de toute notion de transcendance, et le salut viendrait d'une école redevenue un espace sacré** ». Or, l'école laïque telle qu'elle historiquement construite et imposée sur la base des lois de 1880-1886, et dans l'esprit de la loi de 1905, est une école sans transcendance ni sacré, attentive à la neutralité des personnels enseignants et des contenus enseignés, mais n'accordant d'importance particulière aux vêtements ou signes religieux portés par les élèves, et s'abstenant d'entrer dans le domaine proprement théologique de l'interprétation de ces signes.

Cette saine indifférence aux tenues vestimentaires des élèves n'a certes pas toujours été la règle. Il est arrivé tout au long du XXe siècle que des élèves soient inquiétés, menacés voire renvoyés en raison de leurs tenues vestimentaires. Mais, d'une part, ces pratiques ne se fondaient pas sur des textes de loi ni même sur l'idéal de laïcité ; et, d'autre part, ce ne fut pas à l'honneur de l'institution : des filles ont notamment été exclues pour port d'un pantalon et des garçons pour cause de cheveux longs... C'est aussi avec cette part de la tradition française -la plus autoritaire, la plus brutale, celle à laquelle Mai 68 et les mouvements lycéens des années 1970 avaient mis fin - que la chasse au foulard a renoué.

* Philosophe, professeur et auteur, Henri Pena-Ruiz a été l'un des plus actifs promoteurs de la loi anti-voile dans les médias, dans le monde syndical et associatif, et au sein de la commission Stasi.

** Voir par exemple Alain FINKIELKRAUT, « Le foulard et l'espace sacré de l'École », L'Arche, n° 544-545, juin 2003.

(Extrait du deuxième chapitre : Une révolution conservatrice dans la laïcité.)

Affiche de propagande coloniale.
 (Quelque part en Afrique du Nord au XXe siècle.)

Ce n'est pas l'objet de cet essai que de retracer l'histoire, même récente, de cette « obsession française », mais il en pointe très précisément la généalogie.

Dès l'introduction :

Le 13 mai 1958, place du Gouvernement à Alger, des femmes musulmanes sont exhibées sur un podium pour y brûler leur voile en signe d'émancipation. Organisée par le Mouvement de solidarité féminine, une association caritative fondée par Mme Raoul Salan, l'épouse du commandant des forces armées françaises d'Algérie, cette mise en scène s'inscrit dans une cérémonie plus large de célébration de la tutelle française, alors vacillante.

Dans un article publié par Résistance algérienne, Frantz Fanon décrit l'opération et raconte qu'en réaction, de nombreuses Algériennes, dévoilées depuis longtemps, reprennent alors le voile, « affirmant ainsi qu'il n'est pas vrai que la femme se libère sur l'invitation de la France et du général de Gaulle ».(...)

Il y revient dans sa conclusion :

Il importe pour finir de ne pas perdre de vue les victimes les plus directes de ces débats, parmi lesquelles figurent tout d'abord les centaines d'élèves déscolarisées à la rentrée 2004. Il ne faut pas non plus négliger ce qu'ont enduré toutes celles, majoritaires, qui se résignent depuis lors à enlever leur foulard pour rester à l'école : si l'on peut se réjouir que ces dernières demeurent scolarisées, il faut néanmoins se demander ce qui se passe dans leur tête désormais découverte, ce qu'elles ressentent et comment elles comprennent les mots laïcité, liberté, égalité et fraternité, ces « valeurs de la République » dont se gargarisent nos chasseurs de voile, mais qui pour elles ne sont synonymes que de menaces, d'injures et d'humiliations.

C'est en somme une immense blessure collective qui a été infligée à des dizaines de milliers de personnes : les élèves exclues de l'école ou contraintes à enlever leur foulard, les femmes en niqab, mais aussi tout leur entourage familial et, encore au-delà, l'ensemble de la population de culture musulmane, issue pour l'essentiel de l'immigration postcoloniale, à qui l'on fait revivre ces cérémonies de dévoilement des femmes en place publique inventées au temps de l'Algérie française.

Il est vrai que cette blessure est majoritairement vécue dans un relatif silence et une relative invisibilité : elle n'est jusqu'à présent pas très « ostensible», nos dirigeants politiques peuvent s'en réjouir. Les médias peuvent continuer à croire ou faire croire que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes laïques possible, mais de cette humiliation, de cette violence symbolique, des exclusions, des discriminations et des innombrables agressions islamophobes, verbales ou physiques, qu'ils ont d'avance légitimées, il faudra que nos chasseurs de voiles répondent un jour.

Ce rappel de l'article de Frantz Fanon (*) nous renseigne aussi sur la généalogie de la pensée de Pierre Tevanian.

Autant dire que, sur ce point, c'est aussi un peu la nôtre.


(*) Cet article, L'Algérie se dévoile, constitue le premier chapitre du livre de Frantz Fanon, L'An V de la révolution algérienne, qui a été réédité à La Découverte en 2001. On peut aussi le lire en ligne, sur le site canadien consacré aux classiques des sciences sociales.


PS : Quelques fêlures dans le mur antivoile...

Cette action d'« un collectif d’une cinquantaine de femmes », samedi dernier, à Rennes, « afin de dénoncer la discrimination envers les femmes voilées », dont Le Télégramme rend compte...

Et une pétition adressée au gouvernement Ayrault pour lui demander d'« autoriser le port du voile au sein des établissements scolaires »...

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