Devant nous, les trente années qu'il n'aura pas vécues.
Celles et ceux qui ne l'ont pas oublié organisent, pour se souvenir, lui rendre hommage et assurer son inscription dans la mémoire collective, une rencontre publique autour de témoignages, de présentations de films, d’une expo-photo…
Cette rencontre aura lieu, à partir de 14 h, à la Maison du Chemin de l’île, à Nanterre - 61-63 avenue du général Leclerc, RER Nanterre-Ville - le samedi 3 novembre 2012.
Photomontage avec un portrait d'Abdennbi Guémiah.
(Affichette appelant à un rassemblement, le 6 novembre 1983,
pour le premier anniversaire de sa mort.)
(Affichette appelant à un rassemblement, le 6 novembre 1983,
pour le premier anniversaire de sa mort.)
Abdennbi Guémiah était enfant de Nanterre. Sa famille habitait l'une des cités de transit de la ville, la cité Gutenberg. Il y en avait trois autres - André Doucet, le Pont de Bezons et les Grands Prés -, auxquelles s'ajoutaient des cités d’urgence comme les Marguerites, les Potagers... Au total, cette vie en « transit » était le lot de près de quatre mille cinq cents personnes pour la plupart venus des anciens bidonvilles de La Folie. Ces ensembles de baraquements à peine améliorés avaient en effet été construits afin de reloger, provisoirement, les habitants de ces bidonvilles lorsque l'on s'était décidé à procéder à leur « résorption ».
« Résorption », le mot devait s'imposer. Il est possible qu'en l'empruntant au lexique médical on ait voulu faire entendre que l'on voulait apporter des soins à une pathologie sociale, mais l'on a surtout désigné toute une partie de la population comme corps étranger formant abcès ...
(On parlerait peut-être maintenant de « démantèlement », terme d'origine militaire aux connotations pacificatrices : c'est après la bataille que le vainqueur démantelait les places fortes conquises...)
La cité Gutenberg fut inaugurée en 1971, dans une certaine allégresse. Jacques Chaban-Delmas, premier ministre sous la présidence de Georges Pompidou, était là, tous sourires dehors. Il y voyait sans doute un élément de la mise en place de cette « Nouvelle société » - concept dû à Jacques Delors - qu'il appelait de ses vœux. Onze ans plus tard, son rêve d'une société « prospère, jeune, généreuse et libérée » est loin, dans une France qui s'est découverte socialiste - et Jacques Delors aussi. Mais la cité Gutenberg est toujours-là, ainsi que, très probablement, la plupart des cent trente familles que Chaban-Delmas y avait accompagnées en ce « plus beau jour de [s]a vie ». Irène Allier, dans un article du Nouvel Observateur du 20 novembre 1982, la décrit ainsi :
(...) des blocs de Placoplâtre posés à même la boue sur un terrain vague coincé entre la voie express, un dépôt d'autobus, un mur d'usine et une route bordée de petits pavillons bien français. (...) Les murs se délitent, les planchers se creusent, les rats pullulent, la boue monte, les loyers aussi (1 200 francs pour deux pièces). A la suite de la rupture d'une canalisation l'eau a été coupée tout l'été. Pendant les chaleurs, 104 familles arabes n'ont eu qu'un seul robinet à leur disposition. ».
C'est de l'un de ces « petits pavillons bien français » que sont partis les tirs, le soir du 23 octobre 1982.
On peut trouver quelques détails sur le tireur, et sur ses motivations, dans un article de Paul Leduc, paru dans le numéro 488 de L'unité, journal du Parti socialiste, daté du 12 novembre 1982 :
[L'] agresseur est un magasinier français de trente-deux ans. En pleine exaspération, il a tiré vers un groupe de jeunes dont il ne supportait plus les cris. En réalité, pour lui comme pour beaucoup d'habitants de la zone pavillonnaire voisine, la cité de transit est cause de tous les maux. Pas besoin de chercher ailleurs l'origine des vols et du vandalisme qui se multiplient. Au point que s'est constitué un de ces comités d'autodéfense qui prolifèrent à travers le pays et débouchent inévitablement, un jour ou l'autre, sur des « bavures » de ce genre.
Même pour en signaler, timidement et maladroitement, la non pertinence, la thématique de l'insécurité était associée immanquablement à l'annonce d'événements de ce type - et ils étaient nombreux, par tout le pays et singulièrement à Nanterre où Abdennbi, cette année-là, fut le treizième à être « tiré ». En témoignent les diverses séquences enchaînées dans cet extrait d'un journal télévisé d'Antenne 2 - il date du 30 octobre 1982, et le jeune homme était entre la vie et la mort, mais encore en vie.
C'est avec la même maladresse bien intentionnée que l'on insiste sur la bonne intégration de la famille Guémiah.
Malgré les conditions de logement et l'environnement difficiles, les enfants de M. Guemiah ont obtenu d'excellents résultats scolaires. Une fille secrétaire de direction, un fils en 2e année de médecine, un autre fils qui termine son B.t.s. de radio-électronique et Abdennbi qui poursuivait brillamment ses études en terminale, voilà un bilan dont pas mal de parents se satisferaient.
Ecrit Paul Leduc...
Une famille sans histoires, pourtant, ces Guemiah ! Une famille comme les Français aimeraient les voir toutes s'ils étaient capables d'aimer les Arabes. Le père maçon, employé depuis vingt et un ans dans la même entreprise, une fille secrétaire, un fils préparant un B.T.S. de mécanique, un autre en deuxième année de médecine, et puis Abdennbi, le mort, hier encore en terminale au lycée Joliot-Curie (...).
Ecrit Irène Allier...
Certes, il fallait dire cela, et le jeter à la face des tueurs, de ces tireurs d'élite excédés - déjà ce mot - par les jeux des enfants sous leurs fenêtres. Mais lisaient-ils Le Nouvel Observateur, ou L'unité ?
Mais en mettant l'accent sur ce qu'il pouvait y avoir d'exceptionnel dans ces réussites exemplaires, on s'empêchait de discerner qu'elles n'étaient pas toujours la conséquence d'une soumission attendue aux critères de bonne assimilation. Pour beaucoup, elles étaient aussi la marque de la volonté d'être là, d'y vivre avec ses enfants et d'y faire valoir ses droits, parfois tout récemment accordés - comme le droit d'association.
Pour les habitant(e)s de la cité Gutenberg, venait en priorité le droit à un relogement décent. Et justement, une association s'y était constituée l'année précédente, avec l’appui de l’équipe de prévention du Petit Nanterre. Abdennbi Guémiah en était le trésorier et, en outre, il s'occupait d'apporter aux plus jeunes ce que l'on nommera plus tard un « soutien scolaire ».
Mogniss H. Abdallah raconte ce que sa mort, survenue le 6 novembre 1982, déclencha dans la cité :
Les centaines de personnes qui se rassemblent spontanément à l’annonce du décès tant redouté se recueillent pour rendre hommage au garçon disparu. « Plutôt que de te porter des fleurs, nous allons continuer ton combat », promettent ses amis. Solennellement, poussés par les mères, ils décrètent aussitôt une grève générale et définitive des loyers jusqu’au relogement de sa famille et de tous les habitants de la cité. Le gardien, un ancien Français d’Algérie, est viré, son local occupé. Ce lieu deviendra le centre névralgique du nouveau Comité des résidents des cités de transit, qui va articuler demande de justice pour Abdennbi et pour toutes les familles de victimes de crimes racistes ou sécuritaires, et le droit à un logement décent pour les habitants de toutes les cités de transit.
Son article, Cités de transit : en finir avec un provisoire qui dure !, a été publié, en 2006, dans le numéro 68 de la revue Plein droit - on peut le trouver en intégralité sur le site cairn.info. Il raconte, en détail mais sans négliger le contexte, l'histoire de l'association Gutenberg après la mort d'Abdenndi et comment « après bien des reports, le processus de relogement [est] arriv[é] enfin à son terme » :
Le 1er février 1985, jour du procès du meurtrier d’Abdennbi devant les Assises des Hauts-de-Seine, (il sera condamné à douze ans de réclusion criminelle), la dernière famille quitte la cité Gutenberg, réduite à néant. Pour ses ex-habitants, il faudra désormais répondre à un nouveau défi : celui de la dispersion.
PS : Mogniss H. Abdallah, qui a fondé en 1983 l'agence IM'média, « agence de presse écrite, photographique et audiovisuelle spécialisée dans l’immigration, les cultures urbaines et les mouvements sociaux », doit prochainement publier, aux éditions Libertalia, Rengainez, on arrive !, Chroniques des luttes contre les crimes racistes ou sécuritaires, contre la hagra policière et judiciaire (des années 1970 à aujourd’hui).
Conclusion du texte de présentation :
« Rengainez, on arrive ! » – un des cris de ralliement de la marche pour l’Égalité –, souligne les attentes, les dynamiques internes, les acquis et les limites ou contradictions de ces luttes. Sans complaisance donc avec « la part de bluff » propagandiste, ces chroniques entendent renouer avec la pratique militante du bilan autocritique, pointer les apparitions médiatiques spectaculaires mais éphémères, le « travail d’agitation politique sans suite », les analyses générales surdéterminées par une dénonciation incantatoire sans s’attacher aux réalités complexes et aux singularités de chaque situation. Avec comme perspective de creuser des pistes pour constituer des rapports de forces plus favorables dans les combats politiques et judiciaires à venir.
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