"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

dimanche 18 novembre 2012

Une espèce de robin

Délicat et pudique blason d'un corps féminin, brodé de références disparates, Bécassine est pour moi l'une des plus belles chansons de Georges Brassens.

Il l'a enregistrée sur son douzième album, Misogynie à part, paru en 1969 :


On dit, et il ne me déplait pas de le croire, que Brassens a écrit cette chanson en hommage à son ami et compagnon en anarchie, le poète Armand Robin.

Armand Robin à 17 ans, au pied de son arbre.
(Photo-montage Liber-Terre, 2002)
(Illustration empruntée à un article de Roger Dadoun :
Armand Robin, anarchiste de la grâce, Réfractions, 2005.)

Armand Robin était né en 1912, quelques années après la Bécassine de Joseph Pinchon, sur le territoire de la commune de Plouguernevel - Côtes-d'Armor - au cœur de ce que l'on appelle parfois le « bastion communiste breton ». Il était le huitième et dernier enfant d'une famille de paysans pauvres où l'on ne parlait que le breton. C'est à l'école qu'il apprit le français, qu'il présentait comme sa deuxième langue - il devait, par la suite, en apprendre et pratiquer plus de vingt autres. On raconte, et cela aussi j'aime le croire, que le gamin piégeait des taupes dont il vendait les peaux pour s'acheter des livres qu'il lisait en cachette dans les arbres...

Après avoir obtenu son titre de bachelier en 1929, il fut admis en classe de Première Supérieure au lycée Lakanal à Sceaux, alors connu pour être le « lycée des boursiers ». Il y eut notamment pour professeur Jean Guéhenno, avec qui continuera de correspondre dans les années suivantes. S'il ne fut pas reçu au concours d'entrée de l’École Normale Supérieure, il obtint de pouvoir continuer ses études en province - il s'inscrira à Lyon, où il abordera l'étude de la langue russe.

En 1933, année de la mort de sa mère, alors qu'il vivotait à Paris en donnant des cours ici ou là, il obtint une bourse du gouvernement polonais pour effectuer un séjour de trois mois en Pologne. Cette bourse était destinée à un licencié de lettres français parlant polonais, et, pour la décrocher, il réussit à apprendre la langue en urgence. De Pologne, il réussit à passer en U.R.S.S. et, durant l'été, à participer aux travaux de la moisson dans un kolkhoze. Il rentra en France avant la fin de l'année, désargenté et surtout désenchanté.

Ce n'est que deux ans plus tard, dans une lettre adressée à Jean Guéhenno, qu'il put écrire :

J'y suis allé ; j'ai mis bien longtemps à en revenir.

Et, se débattant avec lui-même, il s'expliqua enfin :

Cher Guéhenno, j'ai pu me mentir ; j'ai voulu me persuader que j'avais mal vu, mal entendu ; pour me permettre d'espérer encore, je me suis, en bon intellectuel, inventé des prétextes : « Comment aurais-tu le droit de juger une aussi grosse portion de l'histoire de l'humanité ? » - Écoutez, je dois avoir l'esprit malhonnête, vraiment ; j'aurais dû m'avouer mes impressions vraies : « Ce que tu as vu, c'est la famine, ce sont des paysans qui depuis 18 mois n'ont jamais mangé ni viande, ni pain ; - ce que tu as vu, c'est un peuple à bout de souffle, un peuple mort ; souviens-toi de ces visages d'affamés, de ces regards éteints ; - ce que tu as vu, ce sont des hommes qui à force de souffrir bêtement ont perdu jusqu'au sentiment de la souffrance, le plus précieux de tous. - Ce que tu as vu ce sont des consciences traquées, des âmes sans espoir, épouvantées des horreurs qu'elles ont traversées ; - ce que tu as vu, c'est une jeunesse abrutie, persuadée que les Soviets ont inventé l'électricité et de bien autres choses. - Ce que tu as entendu, c'est : presque le tiers de la population mort de faim en Ukraine dans l'hiver 1931-1932 ; des villages cernés et bombardés ; la famine sur les bords de la Volga, le brigandage dans la région de Kazan ; l'épidémie de typhus, crainte partout et faisant d'innombrables victimes, mais tue par ordre du gouvernement ; les paysans morts dans les rues de Kiev et de Moscou qu'ils avaient envahis, etc... - Ce que tu as aperçu ce fut un cauchemar, ce fut un monde dans lequel tout sens de la dignité humaine est mort, traqué ».

Du désarroi exprimé dans cette lettre, devait naître l'anti-stalinisme virulent d'Armand Robin, qui se traduira par sa rupture complète avec les intellectuels communistes et par son adhésion au Front Libertaire - où il rencontra Brassens.

Mais cela est une autre histoire...

Je m'arrête à l'image du jeune homme qui se tient ici au bord du désespoir. Il me semble que je comprends, chez cet « espèce de robin, n'ayant pas l'ombre d'un lopin », le sentiment très puissant qui le guide, celui d'appartenir de tout son être au monde de ces paysans pauvres, déconsidérés et opprimés, affamés et abrutis, que le communisme a trahis.

C'est à cet époque de sa vie qu'Armand Robin commence l'écriture de ce texte magnifique et inclassable qu'est Le temps qu'il fait. On parle, faute de mieux, d'épopée, on pourrait parler, toujours faute de mieux, d'oratorio... Composé de vers et de prose, c'est un monument baroque élevé à la mémoire de la lutte contre la misère et pour la dignité, menée des siens, les rustres de Basse Bretagne. La première partie, écrite en septembre 1935, sera publiée dans la revue Europe en 1936. L'ouvrage sera complété durant l'été 1941 et sortira chez Gallimard l'année suivante.

A la mort d'Armand Robin, en 1961, ses amis Claude Roland-Manuel et Georges Lambrichs eurent tout juste le temps de sauver de la décharge trois valises de manuscrits divers. Une partie d'entre eux,  poèmes et fragments, devait être publiée, en 1968, chez Gallimard, sous le titre Le monde d'une voix.

Parmi eux, ces trois hommages aux siens :


O MIENS SI OBSCURS ... 

O miens si obscurs, pour me garder près de vous il me faudrait pendant toute ma vie le moins de mots possible et chaque jour, malgré ma nouvelle existence, une retraite près des plantes, une main passée dans la crinière des chevaux. Pour rester près de vous malgré moi, malgré ma vie, j'ai vécu toutes mes nuits dans les songes et, le jour, je me suis à peine réveillé pour subir une vie où je n'étais plus.



Cessez d'accepter un monde                                                                   
 où les riches et les puissants                                                                   
aient droit de disposer de l'art !                                                              

                     LETTRE A MON PÈRE

            Mon père, je vois bien que je me suis trompé 
            En voulant devenir un poète, un lettré ; 
            Je n'ai réussi qu'à me fatiguer 
            Et qu'à tournicoter, tout brouillé. 

            Je suis allé plus loin qu'à nous il n'est permis ; 
            On m'accable de haine et de raillerie ; 
            Où je suis né j'aurais dû rester, 
            Tous ont eu raison de me châtier. 

             ...................................................................

             Aujourd'hui si tu venais tu me retrouverais 
             Comme cette faux que tu as laissée 
             Hier soir dans des herbes obscures et se souvient très frais 
             D'avoir sous tes doigts travaillé.



         PRIÈRE 

Mère, qui fus si sainte dans ta simple vie 
De bruyère ignorée, 
J'ai besoin que tes doigts harassés, mais vaillants, 
Me montrent le Christ, 
Ce bon seigneur qui fleurissait sur les vitraux. 

Mère, si le Christ existe, tu es près de lui, 
Là-haut sur ce ciel courbe, 
Tu te penches près de lui comme un trèfle. 

S'il existe, dis-lui 
Que ton fils dans un enfer mène sa vie, 
Qu'il a besoin de passer humblement près de lui. 


Dis-lui 
Que je voulais n'avoir pas besoin de lui.


PS : Références.

La lettre à Guéhenno se trouve dans  Le combat libertaire, textes d'Armand Robin réunis par Jean Bescond, chez Jean-Paul Rocher, éditeur, 2009.

Le temps qu'il fait a été réédité en 1986 dans la collection L'imaginaire chez Gallimard.

Le monde d'une voix a été repris, en 2004, à la suite de Ma vie sans moi, dans la collection Poésie / Gallimard.

4 commentaires:

  1. Le site d'analyse de Brassens est passionant, je ne regrette d'être passé en ce dimanche matin ; en plus de la découverte d'Armand Robin.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Le site montre bien que le commentaire de Brassens est inépuisable...

      Quant à Robin, il y a aussi chez lui un côté inépuisable qui devrait amener à y revenir.

      Supprimer
  2. Ce cheminement, tel que tu le décris (je découvre), d'un transfuge du monde paysan m'évoque très précisément celui de Pierre Bourdieu, fils de paysans béarnais qui fit très tôt et continûment de ses propres tenants transposés (travailleurs d'Algérie, 1963 ; paysans kabyles, 1972) et aboutissants (étudier, 1964) des objets de recherche, tenus à distance comme on tient les miroirs-à-(dé)jouer d'une espèce de sa(l)ut périlleux, à mesure qu'il les découvrait en se trouvant pris dedans (le distinctifié et l'académique, 1979 sq. ; l'art de se taire en béarnais, 1982), sans oublier la faille entre les deux (misère du patriarcat, du monde, des médias, 1993 sq.). Et puis, c'est son dernier livre, il revint, pour surpasser ça aussi, vers cette espèce de douleur du type de dos sur la photo. Elle est partout chez Bourdieu en filigrane ; on la sentait, suspendue, dans Méditations pascaliennes (1997), elle est explicite dans Esquisse pour une auto-analyse (2004), magnifique porte-à-faux d'un oblat —comme il se qualifiait —, aux prises avec "l'incompatibilité pratique des mondes sociaux qu'il relie sans les réconcilier".

    Avec ou sans remords éplorés, chacun dit, du mieux qu'il peut, la perte du bercail qui n'existe pas, ni au départ, ni à l'arrivée.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je n'avais pas pensé au parcours de Bourdieu - que j'ai lu sans doute trop tôt, à peine sorti des classes prépas, mais c'était comme nécessaire alors, et assez peu fréquenté par la suite.

      Comme toujours, tes pistes, si soigneusement balisées, sont précieuses... Merci.

      Supprimer