Cependant, aucun des téléobjectifs furtifs postés en face des fenêtres du numéro 5 n'a pu prendre la photographie du grand écrivain en train de faire, seins nus, une démonstration de force virile, face à Annie Ernaux ou Jean-Marie Gustave Le Clézio, inopinément croisés dans un couloir.
La rumeur n'envahit donc pas la presse pipole...
Charge d'intimidation ironique chez un grand primate sans écriture.
Un peu plus tard, à la fin de la semaine, j'appris que Richard Millet avait remis à Antoine Gallimard sa lettre de démission du comité de lecture de la maison.
Il devrait néanmoins continuer son travail de conseiller littéraire auprès de « ses » auteurs, mais en « prenant du champ ».
Cela veut peut-être dire qu'il pourra désormais rester chez lui.
Si c'est le cas, cela doit lui être un grand soulagement. Il serait ainsi débarrassé de cette corvée de se rendre tous les après-midi dans son bureau au cœur de Paris où l'attendait une pile de manuscrits. On imagine qu'il devait rêver de ne plus avoir à emprunter quotidiennement les transports en commun qui lui font tant de mal. Il nous a assez parlé, dans ses écrits et ses interventions radiophoniques, des troubles identitaires profonds qu'il éprouve dans les stations et voitures du réseau express régional pour qu'empathiquement on se réjouisse de cet allègement de ses tourments.
Et pour ses autres déplacements, qu'ils soient de loisir ou de confort, un(e) de ses ami(e)s pourra toujours lui conseiller de s'équiper d'un deux-roues.
(Mais pourrait-il supporter de se retrouver, à un feu rouge, entouré d'une escouade multiculturelle de livreurs de pizzas et/ou de sushis ?)
((Et si cela lui permettait, enfin, de renouveler son inspiration ?))
Le livreur de pizzas de Xavier Veilhan.
On ne nous a pas dit, finalement, quelle porte avait claqué chez Gallimard, et il est possible que ce fut celle des toilettes...
Au mois d'août, Christophe Ono-dit-Biot s'était senti obligé de recenser, pour Le Point, les trois derniers ouvrages lâchés en rafale par Richard Millet. Il commençait par un rappel :
« J'ai toujours eu du mépris pour les discours dominants », nous déclarait-il en janvier 2009 alors que nous l'interrogions avec Franz sur La confession négative, livre où il racontait une guerre au Liban qui fut peut-être la sienne (cf. Le Point n° 1897). Ajoutant que « vivre, c'est s'occuper de la merde », et qu'« écrire, c'est la remuer ».
Il y a certainement là matière à une réflexion littéraire d'importance...
Je n'ai pas cherché à l'aborder, préférant me reporter aux premières pages d'un roman de notre auteur, Lauve le pur, paru en 2000 chez P.O.L., éditeur. Il y présente son héros, dans le métro après un dîner solitaire, prenant le parti hautement symbolique de « s'abandonner enfin à ce qui lui rongeait le ventre ». De retour en son pays natal, le canton imaginaire de Siom, sur le plateau de Millevaches, il raconte à des connaissances - regroupées en un narrateur collectif qui, à son tour, raconte l'aventure au lecteur -, « comment il s'était laissé aller, tout doucement, comme si la douceur avec laquelle il se vidait était la réponse à l'opiniâtre force du mal »...
Ce qui donne, si l'on veut se faire une idée du phrasé, et de la phraséologie, de notre auteur :
Il n'avait pas, cette nuit-là, échappé à l'opprobre, les yeux toujours attachés à ceux de la jeune rousse devant qui il s'était mis debout, au fond du wagon, les bras écartés, les doigts repliés sur les barres d'acier, et se vidant sans bruit, non pas d'un seul coup, mais peu à peu, par saccades, au rythme des roues du train. Bien mieux qu'une délivrance : de la joie, oui, quelque chose d'inexplicable qui lui faisait soutenir le regard de la rouquine avec un pauvre sourire, disait-il, parce qu'il venait de se montrer tel qu'il était : un homme seul dans la nuit de Paris, sous terre, plus profond qu'en un tombeau d'Égypte, entre Saint-Michel et Châtelet, ses brages, ses jambes et ses chaussures souillées puant plus que le diable, immobile à l'intérieur de ce qui n'était plus un cercle de lumière mais un îlot d'immondices, sans voir les autres passagers se lever et s'écarter de lui en s'indignant dans plusieurs langues, plus nu, plus obscène que s'il s'était déshabillé devant eux qui ne voyaient plus, si on peut dire, que l'odeur soufrée, fétide, sournoise, scandaleuse, quoique à peu près semblable à celle qui stagne sur une autre ligne, entre Châtelet et Auber, et que tout le monde respire sans broncher, vu qu'on ne peut l'attribuer à personne, celle-là, et que c'est dans une pestilence de cette sorte, dans cette lie, dans ces souffrances-là, qu'on vient au monde et qu'on finira dans quelque chose de pire, et qu'il n'est sans doute pas d'autre moment où l'on soit aussi nu, même dans l'amour ou dans la maladie.
Cet extrait devrait suffire à faire comprendre dans quelle métaphysique de l'humaine condition entend nous faire patauger la littérature au sens de Richard Millet.
(Comme ce morceau de bravoure chiasseuse s'étend sur une cinquantaine de pages, ceux qui ne voient pas voudront bien s'y reporter - il doit même y avoir une édition de poche...)
Cette littérature, qu'il prétend que l'on attaque à travers lui, est peut-être, après tout, celle que nous méritons.
(Je me demande...)
Mais comment se contenter d'une littérature qui ne serait que le chiotte de la pensée ?
(Oui, dans la langue que je parle, « chiotte » change de genre en passant au pluriel, comme « amour », « délice » et « orgue ».)
PS : Puisque le paradigme Céline a souvent été évoqué, voir invoqué, à propos de notre auteur, signalons le roboratif Retour sur l'affaire Céline, mis en ligne sur le blog du Moine Bleu.
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