"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

mercredi 5 septembre 2012

Le regard conscient

Sous les cheveux blancs coiffés en casque, l’œil de la vieille dame est pétillant. Devant la caméra (*), et avant de faire transférer ses archives dans les réserves du Maria Austria Instituut  à Amsterdam, elle passe en revue le travail de sa vie, ce que son œil a su voir et qu'avec son métier de photographe elle a su mettre dans la boîte. Ces musiciens tziganes qui s'étaient installés au bord du lac Balaton, raconte-t-elle, elle avait commencé à les photographier, mais elle avait préféré changer de point de vue et les rejoindre. Quand elle était arrivée, ils avaient déjà remballé leurs instruments et commençaient à partir... Alors elle avait pris au vol cette image d'un jeune garçon portant un violoncelle, puis en avait d'autres, de face, plus posées mais pas mieux composées. Avec cette série, à vingt-et-un ans, elle avait fait ses preuves de photographe et, dit-elle, elle aurait pu s'arrêter là.

Mais elle avait continué.

 Eva Besnyö, Sans titre, 1931.
(Garçon au violoncelle, Lac Balaton.)
© Eva Besnyö / Maria Austria Instituut Amsterdam.

Eva Besnyö était née en 1910, à Budapest, dans une Hongrie déjà répressive et anti progressiste, fille d'Ilona Kelemen et de Bela Blumengrund. Face à la montée de l'antisémitisme, son père, qui était, par ailleurs, l'un des avocats des mouvements féministes hongrois, a été amené à modifier son patronyme. Ces parents clairvoyants ont eu le souci de permettre à leurs trois filles d'accéder, par leurs études et/ou une formation professionnelle, à une position d'indépendance. Pour Eva, cela passera par l'apprentissage du métier de photographe.

Mon oncle, qui était excellent musicien, a dit qu’il me trouvait du talent pour la photographie. J’avais un tout petit appareil, pas terrible, un Brownie Kodak, et effectivement j’avais fait de belles photos. Il m’a demandé si j’aurais envie d’apprendre la photographie. J’ai dit oui, que ça me tentait. Mais en même temps je ne savais pas trop ce que ça voulait dire. Alors évidemment mes parents m’ont trouvé la meilleure adresse possible et c’était chez József Pécsi.

Explique Eva Besnyö dans un entretien de 1991 avec Marion Beckers et Elisabeth Moorgat - cité par Bernard Perrine dans Le Journal de la Photographie.

A vingt ans, elle quitte Budapest pour aller vivre à Berlin, où elle travaille pour le photographe de presse Peter Weller avant de s'installer à son compte. Avec l'entourage de son compatriote le peintre et photographe György Kepes, dans le voisinage de l’École des travailleurs marxistes de Berlin, elle vit ses premières années d'indépendance. Mais ce sont aussi les dernières années de l'effervescence artistique et intellectuelle berlinoise. Elle est trop lucide pour l'ignorer et, en 1932, elle décide de quitter l'Allemagne pour les Pays-Bas.

C'est ainsi qu'Eva Besnyö deviendra la « grande dame de la photographie néerlandaise ».

Eva Besnyö, Sans titre, 1931.
(Charbonnier, Berlin.)
© Eva Besnyö / Maria Austria Instituut Amsterdam

Un an après son arrivée à Amsterdam, elle expose pour la première fois ses travaux personnels à la galerie van Lier. Cette exposition lui apporte une certaine notoriété, et surtout des commandes de photos d'architecture qui lui permettront de gagner sa vie. Membre de l'association des photographes-ouvriers, elle continue d'affirmer ses convictions. En 1936, elle prend part à l'exposition contre les jeux olympiques « D-O-O-D - De Olympiade onder Dictatuur ». En juillet 1940, elle photographie les ruines de la vieille ville de Rotterdam après les bombardements allemands.

Après l'invasion des Pays-Bas par la Wehrmacht, on lui retire sa carte de presse. Elle entre dans la clandestinité, et prête son savoir-faire à ceux qui, de manière bien illégale, fabriquent des faux papiers pour ceux qui en ont besoin. De son côté, en produisant un arbre généalogique trafiqué, elle obtiendra d'être « aryanisée » par le Service de clarification des ascendances litigieuses de La Haye...

Eva Besnyö, Sans titre, 1934.
(Résidence d’été à Groet, Hollande du Nord, Architectes Merkelbach & Karsten) 
© Eva Besnyö / Maria Austria Instituut Amsterdam

A la fin de la guerre, Eva Besnyö se remarie avec le graphiste Wim Brusse dont elle aura deux enfants. Sa production artistique est alors peut-être moins abondante, mais elle garde une place éminente dans le monde de la photographie hollandaise, participe à des expositions internationales et réalise des photoreportages remarqués comme Gens des musées ou Femmes exerçant des métiers d'hommes.

Au début des années 1970, elle rejoint, en tant que membre actif, les Dolle Mina, un groupe féministe mixte et de culture marxiste. Tout en participant aux diverses manifestations, elle devient, pendant une dizaine d'années, photojournaliste pour « couvrir » les événements et les communiquer à la presse.

Elle a exercé ce nouveau métier durant une dizaine d'année.

Puis est venu le temps de la retraite et des grand prix internationaux...

Quelques images des années 1970, exposées au Jeu de Paume.
Photo : Adrien Chevrot © Jeu de Paume 2012

Un pauvre type, se disant écrivain et souffrant de vapeurs identitaires dans les transports en commun, vient de dévaluer durablement la notion de « perfection formelle », et c'est tant mieux.

Cela nous évitera de l'utiliser pour parler des photographies d'Eva Besnyö.

Si, à les regarder, on est frappé par le souci de la forme qui les anime, on sent bien que, même dans ses photographies d'architecture, Eva Besnyö ne s'en tenait jamais là. Cet art de composer les lignes d'ombre et de lumière, de jouer avec leurs symétries, leurs parallélismes ou leurs convergences, n'était pas la fin de l'image qu'elle voulait construire, ce n'en était que le préliminaire. Qu'une photo soit belle, ce n'était peut-être, pour Eva Besnyö, que la moindre des choses, la plus importante étant qu'elle soit vue comme une image juste.

Cependant, malgré les incontestables réussites de son œuvre, il semble qu'elle se soit toujours interrogée sur la question du « bon équilibre entre forme et contenu » :

À mes débuts, la forme m’importait plus que le thème. Et ça s’est lentement inversé, jusqu’au mouvement féministe. Brusquement, le thème est devenu beaucoup plus important que la forme. Ensuite, la forme a repris le dessus. La forme est essentielle pour moi. La composition est très importante et je me renierais si je n’en tenais plus compte, comme je l’ai fait un moment. J’espère aujourd’hui avoir trouvé un bon équilibre entre forme et contenu.

Dit-elle dans l'entretien déjà cité de 1991...

Plus que tout elle regrettait les images qu'elle avait faites des destructions de Rotterdam : trop belles pour dénoncer ce qu'elles auraient dû dénoncer...

Eva Besnyö, Rotterdam, 1940.
© Eva Besnyö / Maria Austria Instituut Amsterdam

En 2003, les yeux de la vieille dame se sont définitivement fermés à la beauté des géométries lumineuses de ce monde.



(*) Il s'agit de la caméra de Leo Erken, auteur du documentaire Eva Bresnyö - De Keurcollectie, 2002, actuellement projeté au Jeu de Paume, dans le cadre de l'exposition Eva Besnyö, 1910-2003 : l'image sensible. Marion Beckers et Elisabeth Moortgat en sont les commissaires.

PS : À lire, l'article de Catherine Gonnard, Eva Besnyö, une femme de son siècle, publié dans le magazine du Jeu de Paume.  

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