Leur règle n’est pas de parler juste, mais de faire des figures justes.
Blaise Pascal, Pensées, première édition en 1670, et plein d'autres après.
Si, au cours d'un entretien, un(e) journaliste amène l'interviouvé(e) au bord du lapsus, on trouvera que c'est là une pratique bien inamicale, et peut-être même contraire à une certaine déontologie.
Pourtant, cette maïeutique journalistique qui permet de libérer la parole devrait être enseignée dans les écoles...
On pourrait, par exemple, y étudier cet échange :
Êtes-vous toujours pour l'interdiction du voile dans l'espace public ? Dans la rue ?
Oui, les magasins, les transports, la rue...
C'est une mesure liberticide...
Ça dépend de ce que vous considérez comme la liberté. On vous interdit de vous balader nus dans la rue... C'est liberticide ?
Comment définissez-vous qu'un voile est religieux ou pas ? Cela pose un problème d'application de la loi...
C'est interdit. Le voile est interdit. C'est clair ! On est capable de faire la différence entre un voile religieux et un voile qui ne l'est pas.
Cette interdiction vaudrait pour tous les signes ostentatoires ?
Qu'appelez-vous des signes ostentatoires ?
La kippa par exemple...
Il est évident que si l'on supprime le voile, on supprime la kippa dans l'espace public.
Je ne sais qui, des journalistes du Monde présents - ces propos ont été recueillis par Luc Bronner, Abel Mestre et Caroline Monnot -, conduisait, à ce moment-là, la conversation avec madame Marine Le Pen. Par conséquent je ne sais à qui attribuer l'heureuse idée de lui avoir proposé le mot « kippa » qu'elle reprend ensuite sans sourciller... Je remarque simplement que l'interviouvée elle-même avait appelé une suggestion en croyant judicieux et/ou astucieux de rétorquer par une nouvelle question à l'interrogation précédente. La ou le journaliste alors en charge du dialogue n'a eu qu'à lui tendre une perche, qui n'était certainement pas celle qu'elle attendait.
Car cette perche, voyez-vous, était aussi un piège.
Une innocente perche du Nil (Lates Niloticus).
(Photo : Demeke Admassu.)
Revenant sur ces propos, madame Le Pen a cru bon, afin peut-être de noyer le poisson, de donner les explications nuancées suivantes :
Si j'avais limité cette interdiction au voile, on m'aurait immédiatement brûlée en place de Grève pour islamophobie et, dans la République que je chéris, eh bien les règles sont égales. Et par conséquent elles doivent également s'appliquer à l'ensemble des religions, même si incontestablement certaines posent plus de problèmes que d'autres.
Afin d'éviter la crémation « en place de Grève pour islamophobie », notre Jeanne d'Arc nationaliste, bien décidée à bouter hors de France « tous les intégristes étrangers », s'est donc vue contrainte d'apporter à son discours l'élégance rhétorique de la symétrie.
Pour ce faire, elle a pris l'exemple de la kippa...
(Et ce faisant, elle adoptait une position symétrique de celle prise par la rédaction de Charlie Hebdo, choisissant de placer en couverture de leur si amusant dernier numéro une « caricature », assurément désopilante pour les amateurs du genre, représentant deux supposés « intouchables », l'un juif et l'autre musulman, rappelant qu'il ne « faut pas se moquer »..)
Cette symétrie si séduisante à première vue, madame Le Pen a tenté de la déconstruire. Elle ne peut que maintenir sa demande d'extension de la loi de 2004 - qui interdit dans l'enceinte des écoles, collèges et lycées publics, « le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse » - à l'ensemble de l'espace public. Elle tient à proclamer que « la kippa ne pose pas de problème dans notre pays », mais maintient qu'il faudra l'interdire dans la rue, au même titre que le voile, au nom de l'« égalité entre les exigences que l'on demande aux uns et aux autres ». Et, au bord du pathétique, on l’entend demander à « nos compatriotes juifs » de bien vouloir consentir à « ce petit effort, ce petit sacrifice sûrement » qui serait de vouloir accepter l'interdiction du port de la kippa sur la voie publique...
Le recours à la symétrie mène aussi bien à l'établissement d'analogies que d'oppositions. On voit à peu près quel usage entend faire madame Le Pen de ce démon rhétorique. Ce qu'elle veut ici faire passer pour exigence d'égalité, mène bien à produire une « antithèse » - pour reprendre le mot de Pascal - entre une religion qui poserait « plus de problèmes que d'autres » et une religion qui ne poserait « pas de problème dans notre pays »...
Même piégée par ce qu'on dénoncera comme une perfidie journalistique, la présidente du Front National, prochainement Rassemblement bleu Marine, finira sans doute par obtenir un assentiment de la part de « nos compatriotes juifs ». Déjà, le grand rabbin de France, Gilles Bernheim, dénonce l'« amalgame » entre le port du voile et celui de la kippa, mais en se démarquant très nettement de ses compatriotes musulmans :
Les juifs n'ont jamais demandé ou cherché à imposer le port de la kippa dans les lieux publics, donc je ne vois pas à quoi cette injonction répond.
Beaucoup de femmes musulmanes, elles, verraient très bien, je pense, à quoi répondrait l'injonction qui leur serait faite de ne pas porter le voile dans « les magasins, les transports, la rue »...
PS : Parfois je rêve... Et je me souviens...
Souvenir : A l'époque où bien de mes collègues enseignant(e)s se sont senti(e)s porté(e)s par le souffle laïcard d'un faux féminisme dogmatique et sont parti(e)s en guerre contre le port du voile, quelques élèves, et parmi elles d'authentiques normandes de souche, avec un arbre généalogique en forme de pommier, et portant croix dorée en pendentif, avaient, par jeu, par provocation, mais aussi par esprit de justice, adopté pour elles-mêmes cet accessoire vestimentaire.
Rêve : Que « nos compatriotes juifs » puissent s'inspirer de cette simple solidarité-là...
Pour ce qui est des yeux, Cocteau disait que «la symétrie est un pléonasme visuel». Mme Le Pen nous le donne ici en deux exemplaires identiques à ne pas confondre dans les intérêts de l'instant — l'un : rayures ténébreuses (le voile) sur fond clair ; le même : rayures transparentes (la kippa) sur fond sombre.
RépondreSupprimerQue ça fasse loucher M. Bernheim en toute sincérité, c'est bien difficile à croire ; il faut donc supposer qu'il est symétriquement tombé dans le même piège que celui tendu à l'autre. Plus on va vers les hauts-fonds de ce qu'entraîne sa réaction, avec toutes les voix qu'elle convoque, plus elle semble perfide, pire encore que ce qui l'a provoquée. Pourtant, l'humour juif, très au fait des signes ostensibles quelle que soit l'instance qui les impose, aurait vite fait rentrer le démon à la niche. Mais non.
Je me demande parfois si de fausses symétries ne permettent pas, occasionnellement, d'ouvrir de vraies fenêtres...
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