"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

mercredi 4 juillet 2012

Du goût et de la couleur

Un grand classique de la mythologie bourgeoise bohème est l'évocation émue des qualités gustatives de la tomate d'autrefois, celle-là même qu'un présumé (arrière) grand paternel faisait mûrir au fond de son jardin campagnard. Dans les cas de nostalgie la plus aiguë, le sujet se trouve au bord de la crise, qui s'annonce par l'irrépressible tremblement mentonnier et la naissance de la larme au coin de l'œil - et ne parlons pas des pénibles déglutitions de la salive dont le jaillissement est particulièrement abondant lors de ces grands moments mnémoniques. Je ne puis alors qu'accompagner le mouvement, avec une empathie généralement appréciée, mais d'une remarquable insincérité.

Car, si le potager de mon enfance d'authentique cul-terreux normand produisait à foison la pomme de terre, la carotte, l'oignon blanc, le petit pois et l'haricot vert, la goûteuse tomate y mûrissait fort rarement. Les années où un excès d'optimisme avait poussé le maître des lieux à tenter d'en installer, les plants de tomate, s'ils avaient échappé au terrible mildiou, ne produisaient, au mieux, que de quoi faire, en fin de saison, cette affreuse confiture de tomate verte, dont le goût dominant reste, bizarrement, associé pour moi à celui de la célèbre tarte au concombre.
 
Fin de saison pour un plant de tomate effondré.

Bien que le souvenir de la tomate d'autrefois soit probablement en grande partie reconstitué selon les règles élémentaires du récit d'enfance, il est incontestablement fidèle à une certaine histoire de la perte progressive du goût dans nos habitudes alimentaires.

Cette histoire est surtout celle de la naissance et du développement d'une industrie qui, ayant inventé de ne plus cultiver la tomate mais de la produire, rêve de transformer la plante en une sorte de liane sous perfusion fructifiant en flux tendu. Se sont ainsi imposées, sur les étals des marchés et les rayons des supermarchés, les hybrides F1, savamment fabriqués... La conquête se poursuit actuellement, marquée par l'omniprésence, quelle que soit la saison, des tomates en grappes, calibrées, insipides mais toutes du même rouge appétissant - l'odeur des tiges, âcre et tenace, l'étant beaucoup moins, on la qualifie de « tonique » pour en tirer argument de vente.

Il serait sans doute excessif de parler de résistance de la part de certains consommateurs, mais il faut noter que, de manière peut-être marginale, le triomphe de l'industrie tomatière a été quelque peu ébréché par la réapparition, chez des maraîchers raisonnables et soucieux du bon fruit et de la belle légume, de variétés anciennes depuis longtemps oubliées. Plus sensibles aux maladies, demandant plus d'attention et de soin, ces tomates d'antan ont cependant l'avantage d'être des variétés fixées, aboutissement d'un long processus de sélection, qui peuvent être reproduites à l'identique, contrairement aux hybrides, en conservant leurs qualités. Leur succès, que l'on attribuera, avec le mépris qui fait partie des éléments rhétoriques habituels, à l'émergence des « bobos », a pris suffisamment d'ampleur pour qu'une société coopérative, se présentant comme un « leader français sur le marché de la tomate » mais aussi comme « un précurseur en matière de communication dans le secteur des fruits et légumes », se mette à produire de la Cœur-de-Bœuf et de la Noire-de-Crimée à peu près dépourvues de saveur...

Cet effort de produire des variétés anciennes sans goût était peut-être inutile. C'est du moins ce qui me semble pouvoir se déduire de l'article paru le 28 juin sur le site de Science Daily qui ne fait, pour l'essentiel, que copicoller un article du site UC Davis News & Informations :

Discovery May Lead to New Tomato Varieties With Vintage Flavor and Quality

Cette découverte, qui devrait conduire à la création de variétés nouvelles ayant le goût des anciennes, a été publiée dans la revue Science par une équipe de dix-huit scientifiques dirigée par Ann L. T. Powell, de l'University of California - Davis. C'est donc forcément du sérieux... Loin d'être une astuce de jardinier amateur abonné à Rustica, cette trouvaille apporte des informations sur les mécanismes génétiques permettant de contrôler les traits caractéristiques - goût, couleur - des fruits. 

Après avoir rappelé que l'industrie de la tomate étatsunienne pèse 15 millions de tonnes par an, le publireportage de l'UC-Davis raconte l'aventure de cette valeureuse équipe de scientifiques sur le mode du storytelling. N'y manque pas le déclic eurêka, au cours de longues et minutieuses observations champêtres de plants de tomate : les fruits les plus savoureux ne mûrissent pas uniformément et sont d'abord d'une vilaine couleur vert sombre... De là, bien sûr, découle l'intérêt porté aux facteurs de transcription génétiques contrôlant le développement des chloroplastes, dont on nous dit qu'ils sont des structures cellulaires permettant, dans l'opération de photosynthèse, de convertir l'énergie solaire en sucres et autres composés qui ont une influence sur le goût et la couleur des fruits.

Tout cela est si élémentaire que les détails ne sont pas donnés - sauf, pour faire sérieux, les noms des deux facteurs de transcription découverts -, et l'on a parfois l'impression que le rédacteur prend son lecteur pour un producteur de tomates...

Le mot de conclusion revient à Jim Giovannoni, cosignataire de la publication et chercheur au Boyce Thompson Institute de Cornell University :

Understanding the genes responsible for these characteristics facilitates the challenging process of breeding crops that meet the needs of all components of the food-supply chain.

Dit-il.

Ce que gougueule tradoc transpose en :

Comprendre les gènes responsables de ces caractéristiques facilite le difficile processus de sélection des cultures qui répondent aux besoins de toutes les composantes de la chaîne d'approvisionnement alimentaire.

Ce qui n'est peut-être pas trop inexact, il me semble.

Tomates vintage, récolte 2008.
(Photo empruntée à Tomodori,
site consacré à la tomate ancienne.)

PS : La traduction automatique, malgré sa lourdeur, vaudra mieux, pour décrypter cet article, que le résumé qu'en donne Le Monde.fr avec AFP. On peut, en effet, y lire :

Depuis longtemps, les cultivateurs de tomates sélectionnent des variétés génétiquement modifiées produisant des fruits de couleur vert pâle avant de mûrir simultanément et devenir rouges afin d'être récoltées en même temps.

Je ne sais qui, du Monde ou de l'AFP, a décidé, en parlant de « variétés génétiquement modifiées », de prendre les désirs de certains entrepreneurs tomatiers pour des réalités...


2 commentaires:

  1. Avant que tout le monde soit content de la tomate, il y a encore du boulot (moi j'en veux que quand on les épluche on voit le Bouddha et Tintin assis sur le Lotus à Mille Pétales).

    (Merci au Canard enchaîné.)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'en reste comme deux ronds de flan à la tomate !

      (Et aussi sec, j'envoie une requête à l'INRA à propos de ton Bouddha...)

      Supprimer