"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

samedi 7 juillet 2012

Le regard d'un éditeur

Assurément, madame Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la Communication, n'a pas utilisé les services plumitifs de Pierre Assouline pour rédiger le discours qu'elle a prononcé devant l'Assemblée générale du Syndicat national de l'édition. Elle n'a peut-être même pas pris connaissance des opinions du très influent spécialiste de ce milieu autorisé - au sens coluchien du terme, cela va de soi. Mais on lui conseillera, si elle en a le temps, de prendre connaissance des remontrances vinaigrées que lui adresse, en une note bloguistique, cet important personnage de la république des livres. Elle y trouvera, dans un résumé caricatural de son discours, quelques remarques ironiques comme celle-ci :

Puis elle avoua son affection particulière pour Rousseau et Proust, coup de cœur qui correspond également à deux commémorations.

(Elle évitera de se demander pourquoi Pierre Assouline, que l'on ne savait pas si proustien, a jugé bon de publier son Autodictionnaire Proust - Omnibus, 2011 - à la fin de l'année dernière...)

Mais ces reproches allusifs ne sont que l'écrin de la perle que notre académicien a cru trouver non dans ce discours mais dans les propos tenus par la ministre en marge de la réunion et rapportés par ActuaLitté, sous le titre :

Exclusif : Filippetti : "C'est l'éditeur qui fait la littérature"

Cette « petite phrase qui tue » est, bien sûr, habilement montée en épingle par Assouline qui, jadis besogneux biographe de Gaston Gallimard, sait bien que la littérature ne doit rien - mais vraiment rien ! - aux éditeurs, conseillers littéraires, directeurs de collections ou membres du comité de lecture... En conclusion, il conseille à ses lecteurs d'écouter « déjà monter la clameur du petit peuple des écrivains : si c’est l’éditeur qui fait la littérature, et nous alors, qu’est-ce qu’on fait ? »

Il semble cependant qu'au cours de ce coquetèle les propos de madame Aurélie Filippetti portaient plus, en partant de son expérience personnelle, sur les rapports entre auteur(e)s et éminences des maisons d'édition que sur le statut de la LLittérature - qui a bien besoin de deux ailes majuscules pour planer au dessus de ces contingences de basse-cour. Cela ne cassait pas trois pattes à un canard, mais cela ne méritait peut-être pas l'attribution officielle d'un diplôme de dinde par le républicain des livres, puisque cela pouvait se résumer en cette banalité élémentaire:

L'écrivain ne naît qu'au travers du regard de l'éditeur.

Ici, l'éditeur imprime aussi sa marque sur la voirie.
(Photo : Rémi Mathis.)

Parfois, l'éditeur voit double et d'un écrivain naissent deux auteurs.

Ce fut le cas de Jean Meckert qui devint Jean Meckert/Amila selon que les lecteurs de la rue Sébastien-Bottin - continuons à l'appeler comme ça, voulez-vous ? - le voyaient en blanc ou en noir.

Alors que le calendrier des grandes commémorations ne prévoit rien pour lui - il était né en 1910 et il est mort en 1995 -, Jean Meckert fait actuellement l'objet d'une actualité qui ne pourra que réjouir ceux qui ont pour ses deux œuvres une « affection particulière ».

Ils pourront d'abord se rendre à la Bilipo - Bibliothèque des littératures policières - où se tient, jusqu'au 13 octobre, l'exposition Meckert-Amila, de la Blanche à la Série noire. Les lieux sont (trop) peu fréquentés, un peu perdus dans le béton mais adossés à un pan de la muraille de Philippe Auguste qui passait par là. On peut y flâner longuement, sans bousculade, devant les documents rassemblés par Catherine Chauchard, responsable de la Bilipo et Franck Lhomeau, les deux commissaires de l'exposition. Ils ont puisé, bien sûr, dans les réserves de la Bilipo, mais ils ont également eu accès aux archives personnelles que Laurent Meckert, fils de Jean, leur a largement ouvertes.Tout cela, photos, manuscrits, éditions originales, tapuscrits, lettres, coupures de presse, affiches, permet de retracer le parcours de l'écrivain, assez mal connu de ses propres lecteurs...

Un complément indispensable est apporté à cette exposition par le numéro 15 de la revue Temps Noir, publiée par les Éditions Joseph K., où l'on peut trouver, éclairé par de nombreux inédits de Meckert, un substantiel entretien de Franck Lhomeau avec Jean Lebras.


C'est en 1941, avec la publication d'un premier roman, Les coups, sous la prestigieuse jaquette blanche de la nrf, que Jean Meckert a fait son entrée chez Gallimard. Deux ans avant, il avait pris contact avec Georges Duhamel pour lui proposer un « petit livre » - Message livide ou Le messager livide - prônant la création d'une armée universelle de la paix. Projet resté sans suite, à tout point de vue... Georges Duhamel l'avait trouvé trop influencé par Céline, et avait répondu à l'auteur en lui expliquant gentiment qu'il y avait d'autres moyens que l'écriture pour propager des idées généreuses. Les coups, qui doit être le seul ouvrage signé Meckert encore réédité par la maison - il est disponible en folio -, avait été défendu par Raymond Queneau, qui n'était pas homme à confondre Meckert et Céline, surtout à cette époque. Le livre reçut un bon accueil et attira, notamment, l'attention de Roger Martin du Gard et d'André Gide, qui lui consacra un article remarqué dans le Figaro Littéraire. Ainsi reconnu par ses pairs, Jean Meckert pris le parti de devenir écrivain à plein temps et démissionna de son travail de scribouilleur municipal.

Durant cette période, tout en produisant, sous pseudonymes, quelques courts récits destinés à paraître en fascicules, il travaille à une pièce de théâtre, Les Radis creux, dont Raymond Queneau refuse la publication, et deux romans, L'homme au marteau et La lucarne, qui, eux, sont acceptés dans la Blanche  en 1943 et 1945 - le premier a été repris, en 2006, par les Éditions Joëlle Losfeld, le second n'a jamais été réédité.

Il travaille aussi à un quatrième grand roman, pour lequel il a choisi le titre La marche au canon, où il utilise les notes prises durant sa « drôle de guerre ». Son manuscrit est accepté, le contrat est signé en 1945, mais le livre ne paraîtra pas. Roger Martin du Gard, l'ayant lu, écrit à son vieil ami Gaston Gallimard, pour déconseiller la publication, pour le plus grand bien de Meckert qui a trop de talent « pour qu'on le laisse se couler en publiant ça ». De « ça », le grantécrivain n'apprécie pas le « ton », qu'il qualifie de « bagout vulgaire de camelot de foire ». Meckert doit se résoudre à remballer sa marchandise... Mais il la conservera longtemps dans sa réserve à fictions, et il en proposera plusieurs fois diverses réécritures. Toujours vainement. Il fera sa dernière tentative en 1989, un peu plus de cinq ans avant sa mort. Dernier refus.

L'entretien de Franck Lhomeau avec Jean Lebras permet de suivre en détail l'histoire de ce manuscrit plusieurs fois remanié et plusieurs fois repoussé. A ceux qui, comme moi, l'ignoraient, il apprend que le texte assez court, publié en 2005 par les Éditions Joëlle Losfeld sous le titre La marche au canon, n'est pas l'état premier du récit mais serait une partie d'un texte plus ample et que, au milieu des années 50, Meckert aurait envisagé de le publier à part sous le titre Le dissident. Avant d'y renoncer, espérant encore pouvoir faire éditer la totalité de son roman.

Dans ces années-là, justement, un autre écrivain allait naître et s'affirmer dans le regard de son éditeur.

Recruté en 1950 par Marcel Duhamel pour alimenter en prétendues traductions de l'américain le catalogue de la Série noire, Jean Meckert devint John Amila, puis, plus simplement, Jean Amila. Son art des dialogues, son goût pour le langage parlé et son sens de la construction romanesque convenaient à merveille et firent de lui une des valeurs sûres du polar français. Comme dans cet exercice il n'abandonnait  ni son antimilitarisme ni son anticléricalisme - primaires, forcément primaires -, ses romans continuent à surprendre et à séduire ceux qui peuvent les trouver - ils sont parfois réédités, mais si peu... Il entendait bien continuer à publier des livres plus personnels, et plus ambitieux, dans la Blanche, et il a pu quelque temps continuer à le faire, mais cela devint de plus en plus difficile : il n'était plus regardé comme un jeune romancier prometteur, et le ringard populiste fut progressivement écarté.

Parallèlement, Meckert/Amila commença à travailler pour l'industrie cinématographique : Yves Allégret, André Cayatte, Maurice Labro, Georges Lautner... Disons qu'il n'a sans doute pas vu venir la nouvelle vague...

Ce sont des repérages à Papeete pour un projet de film avec André Cayatte qui lui fourniront l'occasion de publier une dernière fois sous le nom de Jean Meckert - le film ne sera jamais tourné. Le livre, La Vierge et le taureau, où il décrit la situation coloniale de la Polynésie française, met en cause les services secrets et dénonce les conséquences des essais nucléaires dans le Pacifique, n'est pas publié chez Gallimard mais, en 1971, aux Presses de la Cité. Ce sera un échec complet...

Vient de paraître chez Joseph K.
(Inédit, refusé chez Gallimard.)

Le 26 janvier 1975, c'est un dimanche, on ramasse un homme inanimé au carrefour de la rue Pelleport et de la rue de Belleville. Il est dans le coma. A la Pitié-Salpêtrière où il reprend connaissance, on détecte des symptômes épileptiformes. Rentré chez lui, le mardi, Jean Meckert note dans son journal :

Oui, j'entre dans le fameux troisième âge. Mais si encore je n'avais que de légers malaises... Me voilà donc convulsionnaire et épileptique. Jolie fin de carrière !

Il souffre aussi d'amnésie partielle.

(Selon Franck Lhomeau, les premières pertes de mémoire seraient apparues en 1972, coïncidant « avec le départ, désiré et redouté à la fois, de sa femme, mais aussi avec l'état dépressif qui était le sien après l'échec de La Vierge et le taureau ».)

Reste la volonté d'écrire qui semble entière.

Diverses tentatives sont menées en direction de la Blanche, qui n'aboutiront pas. En revanche Amila est toujours bien accueilli dans la Série noire, et c'est là que Jean Meckert - car ce livre est de Meckert - son superbe Boucher des Hurlus, roman dévastateur composé avec ses souvenirs d'enfance, son imagination et toute sa verve.

En 1986, il propose au comité de lecture de la maison Gallimard un récit au titre étrange - une sorte de calembour pseudo-lacanien, peut-être ? - Comme un écho errant. Il y raconte l'histoire du retour à l'écriture d'un auteur de polars devenu amnésique et épileptique après une agression qui l'a plongé un temps dans le coma... Autrement dit, il fait de ce qui lui est arrivé tout un roman.

Et je crois bien que c'est le meilleur roman signé Jean Meckert que j'aie lu.

Au comité de lecture de la maison Gallimard, Roger Grenier a été le seul à défendre le livre que Meckert lui avait adressé. Cependant, il doit le lui renvoyer, probablement avec une lettre expliquant que le comité regrette infiniment que l'auteur n'ait pas clairement opté entre une « biographie documentée » et un « roman psychologique »...

(La très fumeuse notion d'autofiction était pourtant apparue en 1977, mais c'était aux Éditions Galilée...)

Le comité avait-il poussé jusqu'aux dernières lignes ?

Meckert avait écrit :

Le soleil avait surgi au-dessus des pins et le vieil auteur s'était retrouvé en train d'écrire à sa table dans le pilou d'Augusta, une laine sur les épaules, en petit bonhomme fragile.

Il ne savait pas où il allait, mais du moins il ne suivait aucun mendiant aveugle. Amnésique, il ne voulait pas se donner le ridicule d'élaborer une autobiographie justificatrice. Plus simplement il était romancier, et il savait qu'il allait écrire un roman. Qui donc pouvait prétendre que ça n'en valait pas la peine ?

Et, comme les formidables rayons lumineux lui chauffaient déjà le front, il avait posément terminé la première page, qui relatait à la troisième personne : « Lorsqu'il était sorti de l'inconscience, il se trouvait sur un chariot... ... ... »

Mais parfois, les éditeurs vous regardent de travers, et vous lisent de même...


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire