"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

samedi 28 juillet 2012

Un art ancien et vénérable

@ 1 L'art de la liste est un art vieux. Il passe même pour être vétuste.

@ 2 Mais supposons (on peut toujours supposer) que la première forme poétique, aux origines fabuleuses de la poésie, ait été la liste. L'art de la liste apparaîtra alors comme vénérable.

Ainsi Jacques Roubaud commençait-il une conférence prononcée à Tübingen, en décembre 1998, qui a été publiée sans tarder, en français et en allemand, sous un titre assez prévisible, L'art de la liste / Die Kunst der Liste - Edition Isele, 1998. Cet exposé entendait montrer que cet art, tel qu'il est mis en œuvre par les oulipiens, constitue bel et bien « une approche et une approximation de l'infini ». Mais avant d'en arriver à ce point crucial, Roubaud prend soin de retracer, « en accéléré », l'histoire et la préhistoire de cette forme poétique, selon lui, première.

Notre conférencier récuse d'emblée, avec une parfaite et réjouissante mauvaise foi, la tonitruante déclaration johannique selon laquelle « au commencement était le verbe ». Il pose avec raison que nos ancêtres hominidés en marche vers la sapience-sapience avaient surtout, en ces temps difficiles, besoin d'inventer des substantifs afin de nommer les « singuliers » - au sens de Guillaume d'Occam - du monde environnant. Sans doute pour économiser les hypothèses superfétatoires dans son scénario - faisant ainsi un salutaire usage du rasoir du même Occam -, Roubaud ne suppose pas un grand sens de la conceptualisation chez nos aïeux les plus lointains, aussi leur langage naissant est-il constitué exclusivement de noms propres, les seuls qui soient à même d'exprimer pleinement la singularité du singulier. Cependant le manque d'idéation, qui aura bien le temps de se développer pour le meilleur et pour le pire dans les millénaires qui suivront, se trouve largement compensé par la puissance poétique de cette possibilité de nomination que découvre l'humanité à son aurore. Il faut admettre que jamais les mots de la tribu n'eurent un sens plus pur. La profération du nom était un geste poétique d'une absolue pureté car tout humain était poète, et chacun s'exprimait en poèmes d'un seul vers, soit en monostiches...  

Mais.

@ 27 Il est rare que le monde présente au poète un singulier unique.Il en offre en général plusieurs ; une foule même. Les premiers poètes furent obligés de choisir une stratégie pour la restitution poétique du monde, avec son exubérance. Disons, pour simplifier, qu'ils avaient le choix entre deux stratégies :

- ou bien les exprimer tous simultanément en un monostiche unique.

- ou bien les prononcer successivement.

Le choix de cette seconde stratégie devait mener à la forme poétique de la liste, « fille du temps, de sa flèche séquentielle et de sa discrétisation par l'instrument poétique ».

Inventaire d'un grenier ou liste des courses d'une ménagère assyrienne, je ne sais, 
mais c'est tout un poème, et un des premiers à accéder à l'écriture.

Jacques Roubaud laisse à chacun(e) dans son auditoire la tâche de dresser la liste des poèmes listes marquant sa mémoire de la poésie, écrite ou orale. A peine signale-t-il, en passant, les catalogues homériques, les généalogies bibliques ou rabelaisiennes et les énumérations diverses que font, au cours de leurs improvisations, les poètes, chanteurs, conteurs, bardes, aèdes, griots ou rhapsodes...

D'autres exemples pourraient venir à l'esprit, comme celui des « Choses qui... » dont Sei Shōnagon a fait l'essentiel de son Makura no sōshi - traduit par Les notes de l’oreiller ou par Notes de chevet - achevé au tout début du XIe siècle. Cette dame de la cour impériale japonaise, au demeurant insupportable pimbêche courtisane, s'y révèle, par son attention au « sentiment des choses », plagiaire par anticipation de la sensibilité perecquienne  à l'« infra-ordinaire » :

Choses qui passent vite avec indifférence

Un bateau à voile.
L'âge des hommes et des femmes.
Le printemps.
L'été.
L'automne.
L'hiver.
La jeunesse.
Tout passe avec indifférence.

Ou

Images qu'on garde en mémoire sans savoir pourquoi

Un paravent chinois dont les panneaux peints sont en lambeaux.
Un ugemberi usé, décousu, dont les fils transversaux se sont rompus en maint endroit.
Un pin mort sur lequel s'entremêlent des glycines grimpantes.
Le vieux gardien d'un temple dont les yeux commencent à s'obscurcir.
Un katabira usé suspendu au kicho.
Un homme jadis spirituel et élégant, jadis heureux en amour - maintenant las et vieilli.
Dans un jardin, les arbustes disposés avec goût par le jardinier, brûlés, détruits par un incendie..., tandis que les herbes folles, désordonnées, et les plantes sauvages de l'étang sont intactes.

(Première traduction complète en français, par Kuni Matsuo et Steinilber Oberlin, 1928, rééditée dans la Bibliothèque cosmopolite Stock.)

L'oreiller de la dame nippone.

Quelques siècles plus tard - et je crois me souvenir que c'était en 1978 -, Georges Perec a donné une liste de ces « images qu'on garde en mémoire sans savoir pourquoi ». Loin d'être un banal « recueil de bribes de souvenirs », Je me souviens est l'un des plus grands textes du XXe siècle et l'une des plus belles réussite de la vénérable forme-liste. Dans sa défense et illustration de l'art oulipien de la liste, Jacques Roubaud ne pouvait évidemment le passer sous silence et il lui accorde la place éminente qui lui revient.

Cependant, il en surprendra plus d'un - et, en quelque sorte, je suis ce « plus d'un » - avec son analyse plutôt sophistiquée de l’œuvre. Il y voit, en effet, un poème de 480 vers identiques, chacun étant accompagné de sa glose. Ainsi

Je me souviens que Reda Caire est passé en attraction au cinéma de la porte de Saint-Cloud.

est-il lu comme un vers, « Je me souviens », suivi de son commentaire paraphrastique mettant en lumière ce fameux Reda Caire - qui ne devra sans doute son passage à la postérité qu'à George Perec.

Il semble que l'on puisse ragarder plus simplement Je me souviens comme un poème liste alignant, comme aux bons vieux temps archaïques évoqués par Roubaud dans son « conte des origines », les désignations singulières de traces mémorielles, c'est-à-dire leurs noms propres.

(Le fait que les 480 vers soient truffés de noms propres - au sens commun (!) du terme - n'est pour rien dans cette affaire... Mais il encourage la constitutions de nouvelles listes, glosant la liste poème initiale, comme les deux ouvrages indispensables de Roland Brasseur, Je me souviens de Je me souviens : Notes pour Je me souviens de Georges Perec à l'usage des générations oublieuses et Je me souviens encore mieux de Je me souviens : Notes pour Je me souviens de Georges Perec à l'usage des générations oublieuses et de celles qui n'ont jamais su - Le Castor Astral, 1999 et 2003.)

Sans vouloir être plus roubaldien que Roubaud, le lecteur de Je me souviens peut se demander si ce n'est pas justement ce retour aux origines de la forme liste qui en fait toute la force.

Comme si, le lisant, on se souvenait avoir été la petite Lucy de l'inénarrable monsieur Coppens, dressée sur ses petites jambes pour voir au dessus des grandes herbes de la savane, prononçant le premier monostiche de la (pré)histoire de l'humanité :

MAMMOUTH !!!

(... à suivre.)

1 commentaire:

  1. En même temps que les listes infiniment mouvantes du monde en son été glorieux, il y a celle de tous les livres découverts grâce à ce blog et que nous savourons à ses dépens (c'est bien fait pour tes statistiques de fréquentation).

    Et puis les listes proliférantes, sans cesse griffonnées / jetées, de tout ce qu'inspirent ce billet et le suivant.

    Il y a les listes de ce qui, du grain de riz tombant de la bouche aux mèches folles et pensées qui s'échappent, n'entre pas dans les listes. Toutes choses pour lesquelles l'Inde du Nord ancienne a le mot-racine chiche (oui, ça se prononce comme ça, e muet d'absence inclus), «ce qui reste à part une fois le tri fait», dont le dérivé chécha est le nom propre, singulier, du serpent d'eaux originelles qui sommeille enroulé sur lui-même dessous notre monde flottant ; un autre dérivé, affublé d'un préfixe distributif, dénote le chacun de ce qui, étant à part, se distingue comme cas particulier. Toutes notions connexes que mon grand-père ingénieur, Diafoirus inspiré, rassemblait à sa façon sous les espèces d'une nomenclature à forme de boîte rangée en due place dans son atelier à malices et contenant, ainsi que l'indiquait l'étiquette manuscrite soignée, des «bouts de ficelle ne pouvant plus servir à rien». Rien que des bribes qui rebiquent, du singulier.

    Je n'ai (encore) rien lu attentivement de Roubaud, et découvre en cherchant de quoi répondre à ce billet les lances que s'envoient les poètes : se pourrait-il que la réfutation par Roubaud du Verbe Originel soit, au moins autant qu'anti-johannique, anti-meschonnique ? On lit en effet dans Des mots et des mondes. Dictionnaires, encyclopédies, grammaires, nomenclatures, d'Henri Meschonnic (Hatier, 1991), dès la première page du texte, que «le langage n'est pas plus fait de mots que les encyclopédies n'énumèrent des personnes ou des objets. Ces listes ne tiennent que parce qu'on projette de la langue sur des choses, et du discours sur la langue. [...] Les systèmes du monde y deviennent l'autoportrait du lecteur.». Et puis, d'après sa (très foutraque) notice Wikipédia en français, Henri Meschonnic aurait traité Bonnefoy et Roubaud de «mammouths naturalisés au Museum d'Histoire Naturelle de la poésie contemporaine».

    Voilà de quoi nourrir la liste des rebiquettes, ma foi ! En tout cas, l'une des deux premières références palpables qui me sont venues à la lecture de ce billet est ce livre de Meschonnic, le seul de lui que j'ai lu et lise (pas en entier, mais par bribes, sur des années).

    L'autre référence est double : d'une part, Jean Bottéro, Mésopotamie. L'écriture, la raison, les dieux (Gallimard, 1987). D'autre part, toutes les questions proprement débordantes qu'a choisi de poser Clarisse Herrenschmidt (on peut les aborder par ici).

    Cette tablette d'argile que tu reproduis, peut-être assyrienne, peut-être plutôt sumérienne, n'a de (proto ?)-cunéiforme que la partie gauche du cartouche central de la partie supérieure. Le reste est fait de trous nombrant des choses et de pictogrammes, dont celui en bas à gauche figure l'action de manger (une miche de pain, par excellence). Les autres pictogrammes, je ne sais pas. Une fois croisée C. Herrenschmidt aux cours de cunéiforme strasbourgeois vers 1980, j'ai obliqué ailleurs pour de viles raisons, mais tout ce qui nous est parvenu de ces globules et tablettes me hante (sachons aussi, Bottéro le dit quelque part, que ces documents d'argile crue n'ont survécu que par la haine des guerres incendiaires qui les ont fait cuire).

    J'ai tenté d'éviter le pire en sabrant beaucoup dans ce commentaire. Si ça peut m'épargner des foudres, juste une dernière liste, celle de mes courses : citrons.

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