"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

lundi 2 juillet 2012

Marathon en bleu

Pour montrer que, si le crime paie, il ne paie pas beaucoup, je n'utilise pas de données statistiques confidentielles, mais je cite le cas exemplaire du seul livre que j'aie, de toute ma vie, dérobé et que j'ai, depuis, dû racheter une bonne dizaine de fois. La onzième ne devrait pas tarder, car je viens de constater qu'il est encore absent des rayonnages de ma prestigieuse bibliothèque.

Ce livre si régulièrement subtilisé est L'écume des jours, de Boris Vian - actuellement disponible, sous une couverture hideuse, en Livre de Poche. Je dirai plus tard, et ailleurs - voir Mémoires, à paraître aux Éditions Doutretombe -, l'influence calamiteuse que devait avoir ce roman sur les débuts balbutiants de ma vie sentimentale... Cela sera, je vous le promets, de très haute tenue, et cela confirmera de manière éclatante que « bien mal acquis ne profite jamais ».

Cependant, il me faut avouer que c'est à la suite de ce honteux larcin que j'ai pu ouvrir mes oreilles à la musique de Duke Ellington. Car, lisant L'écume des jours, il me manquait le son.

Je finis par acquérir, en toute honnêteté, un premier microsillon regroupant quelques enregistrements du Duke et de son orchestre datant des années 30. Tous les morceaux cités dans L'écume des jours n'y figuraient pas, loin s'en faut, mais j'y découvris, par exemple, le solo de saxophone baryton d'Harry Carney sur Slap Happy qui, selon Boris Vian, possède la rare vertu de remettre au carré une chambre aux angles arrondis par l'écoute des élégances de Johnny Hodges.

Sur ce disque, figuraient également deux compositions ellingtoniennes moins immédiatement séduisantes, deux morceaux astucieusement agencés en miroir et intitulés Crescendo in Blue et Diminuendo in Blue enregistrés pour la première fois en 1937. Dans ces années-là, l'orchestre, en concert, les enchaînait dans cet ordre, mais, par la suite - dans les années 50, semble-t-il -, Duke Ellington préféra faire jouer le Diminuendo d'abord et le réunir au Crescendo par un « pont » joué par lui-même au piano, suivi d'un solo de saxophone ténor.

Le ténor de service était Paul Gonsalves, qui allait entrer dans la légende du jazz à Newport, Rhode Island, le 7 juillet 1956.

Paul Gonsalves, Newport, 1956.

Ce soir-là, le festival de jazz de Newport, créé en 1954 par l’impresario George Wein, devait accueillir le grand orchestre de Duke Ellington au complet. Quatre musiciens manquaient à l'appel et la première partie fut, paraît-il, peu convaincante. Vers minuit, tout le monde était enfin arrivé, et le Duke, d'une humeur de dogue, remonta sur scène avec ses musiciens pour donner une suite composée spécialement pour l'occasion. Ensuite, il lança Diminuendo and Crescendo in Blue

Il avait, durant la pause, indiqué à Gonsalves qu'il pouvait jouer aussi longtemps qu'il voulait, mais il est probable qu'il ne s'attendait pas à ce qui allait se passer...

Le public non plus, qui commença à s'agiter après six chorus soufflés par le saxophoniste. On raconte qu'au début du septième chorus, une élégante blonde, en classieuse robe noire, quitta son siège pour se mettre à danser. Elle s'appelait Elaine Anderson, et sa photo sera utilisée pour illustrer le dos de la pochette de l'enregistrement du concert chez Columbia... Une partie du public fit comme elle. On dansait dans les allées, on se pressait au bord de la scène.

Et George Wein redoutait que tout cela ne tournât à l'émeute. En coulisse, il suppliait :

Duke, that's enough. That's enough, Duke. That's enough.

Mais comment savoir que c'est assez si, de temps à autre, on n'en fait un peu trop ? Ellington, désormais de bien meilleure humeur, lui demanda d'avoir un peu d'indulgence pour les artistes, et continua de plaquer les accords... Et Paul Gonsalves continua de développer son solo, soutenu par le contrebassiste Jimmy Woode et le batteur Sam Woodyard, tenant imperturbablement le tempo.

Quand il eut aligné vingt-sept chorus, Duke Ellington assura une transition au piano et l'orchestre attaqua le crescendo qui se termina en apothéose sur les notes suraiguës du trompettiste Cat Anderson et sous les applaudissements de sept mille spectateurs.

Ce morceau de bravoure n'a malheureusement pas été filmé, et l'enregistrement n'est pas d'excellente qualité : le soliste, au lieu de se placer devant le micro de Columbia Records, se planta devant celui de la radio Voice of America...

Tant pis, on entend mieux le public :


Le son est de Newport, la photo a été prise ailleurs...

Selon les très sérieux historiens du jazz, ce concert apporta un regain de popularité à Duke Ellington et son orchestre qui étaient alors en plein déclin. Ils parlent même de renaissance... En revanche, beaucoup d'entre eux sont assez sévères à l'égard du principal artisan de ce succès. Paul Gonsalves  n'était pas un grand saxophoniste, et son solo marathon n'avait rien d'extraordinaire, disent-ils.

Son exploit de Newport a pourtant franchement ouvert la voie aux longues improvisations qui allaient se développer dans les années suivantes et, par ailleurs, il fut un des premiers à ciseler des balades en s'écartant discrètement mais sûrement du carcan tonal...

Mais au lieu d'entamer une interminable discussion jazzologique, on peut préfèrer le réécouter.

Ici, avec l'image, et bien mieux enregistré :


Amsterdam, 1958.


3 commentaires:

  1. Tonton Ludwig disait (de mémoire): "C'est un honte pour qui revendique d'être un artiste de ne pas en savoir au moins autant que moi"
    Et moi, pitaing, qui me dis poêtesse,
    je ne sais rien,
    je ne sais rien,
    je ne sais RIEN ...

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    1. Mais un jour nous (re)ferons l'éloge de la docte ignorance.

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  2. Avec 3 mois de retard, je découvre le retour de l'escalier qui...

    Et, si tout m'intéresse et me réjouis, c'est devant un nouvel enregistrement de la télévision hollandaise que je tombe, bien évidemment, en arrêt.

    Alors je m'en vais mieux explorer les oeuvres postérieurs de Paul Gonsalves, avec à l'esprit, ces ballades où il s'écarte "discrètement mais sûrement du carcan tonal" : parce que je croyais que l'utilisation de la modalité était le fait de Miles, si souvent précurseur.

    Merci !

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