Ce qui donne, dans la Bible de Jérusalem :
[18] Yahvé Dieu dit : « Il n'est pas bon que l'homme soit seul. Il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie. » [19] Yahvé Dieu modela encore du sol toutes les bêtes sauvages et les oiseaux du ciel, et il les amena à l'homme pour voir comment celui-ci les appellerait : chacun devait porter le nom que l'homme lui avait donné. [20] L'homme donna des noms à tous les bestiaux, aux oiseaux du ciel et toutes les bêtes sauvages, mais, pour un homme, il ne trouva pas l'aide qui lui fût assortie.
Et dans la traduction d'André Chouraqui :
18. IHVH-Adonaï Elohîms dit: « Il n’est pas bien pour le glébeux d’être seul !
Je ferai pour lui une aide contre lui. »
19. IHVH-Adonaï Elohîms forme de la glèbe tout animal du champ,
tout volatile des ciels,
il les fait venir vers le glébeux pour voir ce qu’il leur criera.
Tout ce que le glébeux crie à l’être vivant, c’est son nom.
20. Le glébeux crie des noms pour toute bête,
pour tout volatile des ciels, pour tout animal du champ.
Mais au glébeux, il n’avait pas trouvé d’aide contre lui.
Ce qui est peut-être plus pohaitique, mais pas tellement plus clair, car on se demande bien ce qu'il a à crier comme ça, celui-là...
(Précisons, pour ceux qui auraient un peu oublié le film, que dans les deux versets suivants, IHVH-Adonaï Elohîms, ou Yahvé Dieu, ou qui que ce soit faisant office de doublure ce jour-là, manufacture, après prélèvement sur Adam d'un os mystérieux, la femme, celle qui doit être pour lui « une aide qui lui soit assortie », ou encore « une aide contre lui », ou encore, au vu du contexte, une sorte d'animal de compagnie idéal...)
Restitution pigmentée d'une photographie d'époque.
(Fresque de Théophane le Crétois
au monastère Agios Nikolaos Anapafsa, Grèce.)
au monastère Agios Nikolaos Anapafsa, Grèce.)
Mes professeurs d'antan, chers frères et bons pères selon les saisons, m'ont appris que cette cérémonie de l'imposition du nom à toute créature avait une forte signification symbolique. Car elle institue, disaient-ils, Adam comme maître du monde créé. L'acte de nomination était par eux interprété d'abord et surtout comme un acte de domination.
Nous voici bien loin de la liste poème.
Car ce montage narratif, bien qu'il amène l'acteur principal à prononcer une liste digne de considération, peut difficilement être vu comme le récit de la naissance du geste poétique. Guidé par son créateur en pleine improvisation, le « glébeux » se trouve conduit à attribuer un nom à chaque être vivant avec un souci d'exhaustivité si prosaïque et si ennuyeux qu'on se demande s'il n'aurait pas préféré qu'on lui fiche la paix...
Ce n'est pas le premier poème fleuve au long cours qui est alors prononcé, mais plutôt la première nomenclature scientifique complète - réduite, il est vrai, au règne animal - préfiguration des inventaires raisonnés du « système de la nature ».
(Ce précieux catalogue n'a pas été transcrit par la bible et, malgré des siècles et des siècles de recherches passionnées, de disputes entre érudits et d'anathèmes, on ne sait même pas en quelle langue il avait été établi... Cette quête de la langue première aura au moins permis à Maurice Olender d'écrire un livre très beau et très intelligent, Les Langues du Paradis ; Aryens et Sémites, un couple providentiel, paru en 1989 chez Gallimard-Le Seuil, réédité en collection Points, au Seuil, en 1994, et re-réédité, au même endroit et en version augmentée, en 2002.)
On n'oublie pas, naturellement, que Carl von Linné, en parlant de son grand œuvre, Systema naturæ per regna tria naturæ, secundum classes, ordines, genera, species, cum characteribus, differentiis, synonymis, locis, n'hésitait pas à se portraiturer comme un nouvel Adam appelé à donner leurs noms aux créatures - et sans négliger les plantes. Cette prétention peut nous faire sourire, mais nous avons retenu, et maintenu au frais sur les étagères du sérieux, cet adage qu'il professait et qui, j'en suis certain, n'aurait pas déplu à mes anciens maîtres :
Nomina si nescis, perit et cognitio rerum.
(Si l'on ignore le nom des choses, on en perd aussi la connaissance.)
Le nouvel Adam, déguisé en Lapon et tenant en main une linnée boréale.
(Gravure de H. Kingsbury d'après un tableau de Martin Hoffman, 1737.)
Ce souci de reconstituer ou d'élaborer une langue parfaite, ou même la langue parfaite, capable d'enregistrer la connaissance que nous pouvons avoir des choses, a mené a d'impressionnantes constructions intellectuelles, obsessionnelles et parfois délirantes. Le catalogue de ces multiples tentatives menées à la frontière de la raison et de la déraison aurait probablement le charme extravagant des fatrasies médiévales. J'ignore si l'on en a dressé cette encyclopédie vagabonde, mais on peut aussi agréablement les rencontrer au hasard des lectures...
Ainsi peut-on croiser, au détour des Enquêtes de Jorge Luis Borges - livre de 1952, traduit par Paul et Sylvia Bénichou pour les éditions Gallimard en 1986 -, la figure assez peu connue de John Wilkins auquel est consacrée une note. Wilkins, qui « s’intéressa à la théologie, à la cryptographie, à la musique, à la fabrication de ruches transparentes, à la marche d’une planète invisible, à la possibilité d’un voyage dans la lune, à la possibilité et aux principes d’un langage mondial », publia en 1668 un bel ouvrage de 600 pages in quarto consacré à « ce dernier problème » et intitulé An Easy towards a Real Character and a Philosophical language. Il y expose sa solution au problème :
Il divisa l’univers en quarante catégories ou genres, subdivisibles en sous-genres, subdivisibles à leur tour en espèces. Il assigna à chaque genre un monosyllabe de deux lettres ; à chaque sous-genre, une consonne ; à chaque espèce une voyelle. Par exemple : de veut dire élément ; deb, le premier des éléments, le feu ; deba, une portion de l’élément feu, une flamme. (...)
Les mots de la langue universelle de John Wilkins ne sont pas des symboles arbitraires et grossiers : chacune des lettres qui les composent est significative, comme le furent les lettres de l’Écriture sainte pour les cabalistes. Mauthner (*) remarque que les enfants pourraient apprendre cette langue sans en connaître l’artifice ; plus tard, au collège, ils découvriraient qu’elle est, en même temps qu’une langue, une clef universelle et une encyclopédie secrète.
[(*) Auteur d'un Wörterbuch der Philosophie (1924), consulté par Borges.]
Borges a beau jeu de relever dans cette ambitieuse construction linguistique et cognitive des « catégories ambiguës, superfétatoires, déficientes », qui lui « rappellent celles que le docteur Franz Kuhn attribue à certaine encyclopédie chinoise intitulée Le marché céleste des connaissances bénévoles » :
Dans les pages lointaines de ce livre, il est écrit que les animaux se divisent en
a) appartenant à l’Empereur,
b) embaumés,
c) apprivoisés,
d) cochons de lait,
e) sirènes,
f) fabuleux,
g) chiens en liberté,
h) inclus dans la présente classification,
i) qui s’agitent comme des fous,
j) innombrables,
k) dessinés avec un très fin pinceau de poils de chameau,
l) et cætera,
m) qui viennent de casser la cruche,
n) qui de loin semblent à des mouches.
a) appartenant à l’Empereur,
b) embaumés,
c) apprivoisés,
d) cochons de lait,
e) sirènes,
f) fabuleux,
g) chiens en liberté,
h) inclus dans la présente classification,
i) qui s’agitent comme des fous,
j) innombrables,
k) dessinés avec un très fin pinceau de poils de chameau,
l) et cætera,
m) qui viennent de casser la cruche,
n) qui de loin semblent à des mouches.
(Traduction de Paul et Sylvia Bénichou, seule la disposition typographique a été modifiée.)
Le texte de Borges indique un autre exemple où semble soudainement s'abolir l'écart entre la patiente construction d'une nomenclature systématique et l'immédiateté désordonnée de l'expression poétique. Il s'agit des subdivisions introduites par l’Institut bibliographique de Bruxelles. Mais la liste de l'encyclopédiste chinois, qui a toutes les apparences d'un apocryphe, est de loin la plus fascinante.
De l'aveu même de Michel Foucault, on sait que de cette fascination est née la méditation philosophique qu'il a menée sur la naissance de l'Homme, et d'une manière qui s'écarte notablement de la narration d'un « conte des origines » : Les Mots et les Choses : Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, 1966.
À suivre, disais-tu ? Bon, tu l'auras voulu. Avant de reprendre, rafraîchissons-nous d'une bière tirée depuis quatre mille ans des 450 000 litres confiés aux bons soins des Belges — ils s'y connaissent en binouze, là-bas — en leurs Musées Royaux d'Art et d'Histoire (on peut cliquer sur la pleine lune rousse de l'image pour voir combien il nous en reste).
RépondreSupprimerPour Genèse 2, 19-20, la traduction Osty-Trinquet donne : «Yahvé Dieu dit : "Il n'est pas bon que l'homme soit seul ; je veux lui faire une aide qui lui soit assortie". Yahvé Dieu façonna du sol toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les amena à l'homme pour voir comment il les appellerait : le nom que l'homme donnerait à tout être vivant serait son nom. L'homme appela de leur nom tous les bestiaux, les oiseaux du ciel et toutes les bêtes des champs ; mais pour l'homme, il ne trouva pas d'aide qui lui fût assortie.» — Notes picorées d'Osty-Trinquet : «Rien n'est dit d'une "haleine de vie" que Yahvé leur [aux animaux] insufflerait pour les faire vivre. Les animaux des mers n'entrent pas dans ce récit : compagnonnage impossible avec l'homme.»
Quant au rendu (qu'on l'entende comme on voudra) de Chouraqui, il table sur les effets-papillotte d'une transcription littérale, étymologique, exotique, absconse et inepte dans l'espace-temps, «pohaitique» comme tu dis bien ce qui ahane, en tout opposée à ce que c'est que de traduire. Pour son «je ferai une aide contre lui», l'ignorant lui-même lit en note chez Osty-Trinquet «une aide qui lui soit assortie : littéralement "comme un vis-à-vis de lui"» (qui fait penser en rebond que Chouraqui est peut-être une groupie de Sacha Guitry : «les femmes, je suis contre, tout contre»). Quant à son «glaiseux», les mêmes commentent très simplement pour nous laisser de loisir de respirer par nous-mêmes, en Genèse 2,7 (résumé): «"façonna, au lieu de "fit" ou "créa" : c'est le verbe descriptif de l'action du "potier". Cette image du dieu-potier, appliquée à Yahvé, appartient au patrimoine religieux de l'Ancien Orient. Le mot "sol", 'adâmah, fournit l'étymologie de "homme", 'âdam, nom générique qui deviendra le nom propre individuel [tiens tiens, du Roubaud à l'envers...] "Adam"».
Olender, quand je l'ai lu en buvant des canons sur les hauts de Belleville, m'a paru intelligent, certes, mais un rien maladroit, et je ne saurais plus dire en quoi. Et puis un jour, je lirai un autre livre d'Henri Meschonnic, Poétique du traduire, et puis nous songerons aux exigences qui nous poussent à écrire, quelques millénaires plus tard, notre petite-bière à nous.