"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

lundi 23 juillet 2012

Les chants du cygne du jazz

Pour cette nouvelle tentative, j'avais cru mettre toutes les chances de mon côté. La veille - vendredi 13 juillet, soixante-seizième anniversaire de la naissance d'Albert Ayler -, j'avais soigneusement évité toute manipulation de l'échelle de la bibliothèque de peur de me retrouver du mauvais côté. Surtout, j'avais minutieusement écouté les quelques versions de Spirits Rejoice – que certains s'obstinent à appeler La Marseillaise d'Albert Ayler – présentes, à portée des oreilles, dans ma cédéthèque. Enfin, à l'aube du 14 juillet, je me suis confortablement installé dans le meilleur fauteuil du salon, le livre en main, bien avant que la patrouille de France ne survole mon modeste logis normand – très précisément situé dans le prolongement axial de la plus belle avenue du monde où l'on devait défiler...

Et cela n'a pas marché.

Une fois de plus, La Marseillaise de Marc-Édouard Nabe - Le Dilettante, 1989 - a fini par me tomber des mains.

Le texte est assez court, une quarantaine de pages, à raison de vingt-quatre lignes par page, chacune de ces lignes ne comportant pas beaucoup plus de quarante caractères, espaces compris... Pourtant, il me semble interminable, et je me demande si le plus célèbre des écrivains maudits n'est pas à placer au rayon des auteurs qui ont la fâcheuse tendance de confondre l'écriture avec une forme élaborée de dysenterie.

Alors, l'œil court sur les pages et va vite explorer les dernières.

Je lis :

La Marseillaise d'Albert Ayler en 1970 à Saint-Paul fut le chant du cygne du jazz. Albert Ayler était le dernier jazzman.

(Spirits Rejoice – que Nabe tient à nommer Marseillaise - fut bien le dernier morceau, donné en rappel, du concert du 27 juillet 1970, dans les jardins de la Fondation Maeght, à Saint-Paul de Vence.)

Et revoilà, se dit-on en refermant définitivement l'opuscule, revoilà donc encore une fois de sortie cette vieille scie aux dents émoussées que jamais personne n'a vraiment songé affûter...

Car, au fond, si une histoire du jazz est possible, elle ne peut être que celle de ses dépassements et ponctuée de chants ultimes.

Aussi bien, d'ailleurs, pourrait-on dire que ce « chant du cygne du jazz » fut celui que John Coltrane, « dernier jazzman » lui aussi, avait lancé, cinq ans avant, au festival d'Antibes, en donnant pour la première et dernière fois en public A Love Supreme :

John Coltrane, saxophone ténor ; McCoy Tyner, piano ; 
Jimmy Garrisson, contrebasse ; Elvin Jones, batterie.
Aknowledgement et Resolution (partiel), le 26 juillet 1965.


Psalm, la dernière partie, sur un montage d'images rapportées.

On raconte que, dans la chambre du Grand Hôtel de Juan-les-Pins où il avait été installé, John Coltrane jouait sur le son d'une bande magnétique enregistrée lors d'un concert d'Albert Ayler. J'ignore s'il a parlé de cela avec Michel Delorme qui l'avait alors interviewé pour le magazine Jazz Hot et qui a rapporté l'anecdote... Mais on cite souvent, avec plus ou moins d'aménagements, les propos qu'il a tenus, en novembre de l'année suivante, à Frank Kofsky :

Albert Ayler m'est très proche, je trouve qu'il est en train de déplacer la musique dans des fréquences encore plus élevées. C'est peut-être là où je me suis arrêté qu'il commence, il a rempli un espace que je n'avais pas encore touché.

Les deux musiciens se sont probablement croisés en Scandinavie au mois de novembre 1962, mais on ne sait que peu de choses de cette rencontre. L'année suivante, Coltrane et Ayler auraient joué ensemble à Cleveland, la ville natale d'Albert, au Jazz Temple, mais leurs improvisations sur Out of This World, un standard au titre bien ajusté, n'ont pas été enregistrées. On sait qu'au printemps de 1965, tous deux étaient au programme d'un concert organisé par Amiri Baraka, The Black Arts presents New Black Music. On peut maintenant faire la liste de toutes ces rencontres occasionnelles, jusqu'à la dernière, le 19 février 1966, où l'on a pu entendre, regroupés sur la même scène, John Coltrane, Pharoah Sanders et Albert Ayler, et se laisser aller à penser qu'à chaque fois, cela devait être comme un « chant du cygne du jazz »...

L'une des dernières volontés de Coltrane a été que l'on entende Albert Ayler jouer lors de ses obsèques.

Le chant d'adieu d'Ayler a été enregistré de manière lointaine, semble-t-il, mais avec la réverbération des voûtes de l'église, on peut l'entendre comme il doit être entendu : Out of This World.

Albert Ayler, saxophone ténor ; Donald Ayler, trompette ;
Richard Davis, contrebasse ; Milford Graves, batterie.
St Peter's Lutheran Church, New York City, 21 juillet 1967.


PS : Vient de paraître, chez Rogue Art, 13 Miniatures for Albert Ayler, treize extraits du concert d'hommage donné à la Fondation Cartier, le 2 décembre 2010, à l'occasion du quarantième anniversaire de la mort d'Albert Ayler. La dernière plage, improvisation de Joe MacPhee au saxophone ténor, pourrait fournir un autre bel exemple de « chant du cygne du jazz » à ceux qui aiment mieux s’entendre parler qu'écouter la musique.


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